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Maleine : la princesse aux cils blancs – L'!NSENSÉ
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Maleine : la princesse aux cils blancs

Dans ce lieu incroyable qu’est le Cloître des Célestins où platanes et murs historiques intouchables imposent scénographie, dramaturgie et jeu, Pascal Kirsch reprend La Princesse Maleine de Maeterlinck. Un travail d’une attention rare, construit sur le principe d’une esthétique du tableau (classique et baroque) où les écrans figurent le passage où se croisent tantôt les paysages extérieurs, tantôt les espaces intérieurs (cérébraux) aux prises avec l’imaginaire. Exercice baroque pour rendre un texte fou…

M.M.M
Première pièce de Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine paraît en 1889. Octave Mirbeau en fera l’éloge en 1890 dans le Figaro : « Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck […]. Je sais seulement qu’aucun homme n’est plus inconnu que lui et je sais aussi qu’il a fait un chef-d’oeuvre […]. M. Maurice Maeterlinck nous a donné l’œuvre la plus géniale de ce temps […] et oserais-je le dire ? supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare ».
Préambule à une succession de poèmes dramatiques (L’Intruse, Intérieur, Les Aveugles, La Mort de Tintagiles… et autres essais Le Trésor des humbles entre autres), La Princesse Maleine, drame en cinq actes, ne relève pas du drame statique tel qu’il s’incarnera ultérieurement chez l’auteur belge, mais figure déjà l’étude et un travail minutieux sur la langue et l’écriture, récurrent chez Maeterlinck, à même de faire entendre cette « minute supérieure » qui est comme le point d’orgue de chacune de ses créations. C’est que Maeterlinck, en désaccord avec le théâtre naturaliste de son temps, comme avec le mélodrame qui privilégie le pathos, a choisi de faire entendre les vies intérieures, les zones d’ombres de la conscience, les dialogues silencieux entre les êtres… recourant au conte, à la magie, aux fables moyenâgeuses, pour tenter d’exprimer l’inexprimable, de saisir l’impalpable, de donner une sonorité à ce qui est muet. Théâtre ardu, catalogué dans le mouvement symboliste et le théâtre d’art ; théâtre d’écoute qui, pour autant, ne rechigne pas à entretenir avec le vu un lien repensé…
Première pièce de Maeterlinck, La Princesse Maleine contient et annonce tout cela, et c’est à raison qu’Arnaud Rykner (l’un des spécialistes européens de l’auteur) peut souligner que la pièce se construit sur des dialogues répétitifs, hachés, syncopés, « pulvérisés ». Soit un traitement poétique qui rend ardu, moins la lecture que le jeu et l’interprétation.
Quant à la fable, elle repose d’entrée de jeu sur le dérèglement soudain de la nature, alors que l’on célèbre les fiançailles de Maleine avec Hjalmar, filles du Roi Marcellus et fils du Roi Hjalmar (père). Ainsi, une comète qui apparaît semble « verser du sang sur le château […]. On dit que ces étoiles à longue chevelure annoncent la mort des princesses ». Il n’en faut pas moins pour que la cérémonie s’arrête, et s’ouvre sur une histoire d’amour contrarié où Maleine, qui disparaît tout d’abord, réapparaît en suivante, et part à la reconquête de son prince qui s’est déjà lié à Uglyane, fille de la Reine Anne, la femme du Roi Hjalmar qui n’a d’yeux que pour elle.
Franchissant périples, forêt, épreuves… Maleine, qui regagne l’amour de son prince, mourra assassinée, étranglée par la Reine Anne. Le drame est là dans son entier, et d’évidence Maeterlinck, entre autres influences, a puisé dans le Hamlet et le Macbeth de Shakespeare, l’univers que figure La Princesse Maleine. Et l’on pourrait crier au « pastiche », si Maeterlinck ne peuplait ce poème d’éléments insolites, énigmatiques, et insondables, car quelque chose rode dans ce château qui finira en ruines. Quelque chose hante toute la pièce, baignée par une nature hostile (l’air des marais qui environnent le château), qui pourrait être la mort, toquant à la porte, prenant la forme aussi d’une langueur qui étreint Maleine, conduisant le prince Hjalmar au suicide, etc.
Ainsi, alors que La Princesse Maleine semble sortie des écuries shakespeariennes (figures de la folie, de la dégénérescence, de la trahison, du poison et du complot, figure d’Ophélie…), c’est aussi un drame où se déploie, à même l’écriture, une langue qui refuse l’action, la ralentit, la hache… Langue qui mêle curieusement interjections, répétitions, paradigmes lexicaux croisés développant une complexité de lecture, une angoisse propre au langage. La signature de Maeterlinck est alors, ici, à l’endroit d’un théâtre d’ombres, d’un théâtre de marionnettes métaphysique (les archives de Maeterlinck souligne qu’il eut ce désir). A l’endroit d’une dramatisation qui porte sur la langue et qui amplifie l’effet du langage dramatique sur la fiction.
Les Célestins envoutés
Dans la cour du cloître des Célestins, une table noire luisante et oblongue est cernée de chaises. Dans quelques instants, on viendra y disposer des blocs de glaces, aux formats différents, qui se regarderont comme autant de chandeliers insolites à la couleur blanchâtre. Ils sont promis à la destruction, à la collision contre les murs et le sol, à la fureur de gestes d’emportement et de refus.
Dans les voutes du cloître, de grands écrans ont été disposés qui trouveront divers emplois : fenêtres, paysages, cieux lactés, forêts obscurs, œilleton qui donne sur l’invisible… et, à un moment, scène de crime où le corps de Maleine y trouvera un logement photographique. C’est l’un, sans doute, des instants les plus impressionnants de la mise en scène de Pascal Kirsch. Cet instant où le corps de Maleine au sol trouve un écho sur l’écran et semble grandir à l’infini pour souligner peut-être le crime odieux dont elle a été l’objet.
D’un bout à l’autre de cette Princesse Maleine, les variations de décor auront accompagné l’intrigue évitant soigneusement d’entrer dans une logique de représentation trop réaliste, trop naturaliste, trop symboliste même. Ainsi, c’est le son d’une rythmique presque hard qui est en charge des « mouvements » de la fable. C’est un son distordu par des capteurs au sol qui accompagnent la parole alarmée du petit Allan « ou- ouvrez les yeux. Ma-aleine » dit-il, en faisant rebondir une balle. C’est un spectre de papier qui vient à figurer le fou. C’est un mobilier contemporain, aussi, qui sert à passer d’un point à un autre de ce poème (un divan, un éclairage…). C’est un imperméable rouge tout droit sorti du XXème siècle qui devient emblématique de la trahison et du meurtre.C’est une toile de Pieter Bruegel l’Ancien « le Massacre des innocents » qui est posée au sol (et d’ajouter que Le massacre des Innocents, publié en 1886, est considéré comme le vrai début littéraire de Maurice Maeterlinck).
Et rien de ce qui sert à Pascal Kirsch pour passer d’un endroit à l’autre du poème n’est inutile ou nécessaire, mais tout se justifie par le choix revendiqué de montrer quelque chose d’inattendu et d’insolite puisque La Princesse Maleine est, avant tout, l’histoire d’un passage vers l’inconnu, vers l’insu…
Des comédiens qui sont le peuple de ces châteaux qui finissent en ruines, sous la grêle et le feu, on dira qu’ils sont les porteurs de voix du drame. Bonimenteurs, personnages, figures… des comédiens on soulignera que leur jeu s’inscrit dans la tentative difficile de rendre un texte in extenso. De jouer ce texte, entendons par-là, de le dire et de lui donner une forme sonore.
Et c’est à cet endroit, vraisemblablement, que le travail de Bénédicte Cerutti, Arnaud Chéron, Cécile Coustillac, Mattias de Gail, Victoire Du Bois, Vincent Guédon, Loïc Le Roux, François Tizon, Florence Valéro et Charles-Henri Wolff est remarquable. Remarquable oui, dans la restitution d’un texte des plus difficiles à dire. Car qui a lu Maeterlinck (et nous parlons-là de langue) sait que c’est une langue à part entière. Langue qui brise le langage connu, l’augmente d’onomatopées qui sont les marqueurs sensibles d’états intérieurs, langue qui bégaie parce que nommer précisément est plus difficile que dire. Langue qui répète en boucle… Langue brisée et « pulvérisée ». Langue simple aussi, désarçonnante parfois d’énoncés naïfs qui frôlent l’illogique et simultanément langue poétique qui élève le langage au rang de secret.
Qui a lu Maeterlinck est en mesure de comprendre que la tâche des comédiens est immense parce que la matière dont ils usent est un écueil au dialogue facile, aux conversations théâtralisées, aux réalismes de tous poils.
Faire entendre cette langue n’est rien moins que se placer sur le seuil d’un puit sans fond où l’on peut s’abimer.
Or, le travail de mise en scène qu’accomplissent Pascal Kirsch et ses comédiens rend cette difficulté, la dompte en introduisant à l’endroit d’un drame que l’on pourrait figer dans un statisme anachronique (lire plus haut svp. Et l’on imagine que la critique vit sur ces préjugés didactiques), une vitalité baroque, un jeu parfois qui s’amuse en conscience de l’impossibilité pour un comédien de restituer la pensée sonore de ce texte. Et si d’aucuns déplorent le ton parfois enjoué, les écarts dramaturgiques, il faut reconnaître que cette bande qui est au plateau rappelle que jouer, tout jouer, relève parfois d’un défi casse-gueule.
Mais en l’occurrence, cette version de La Princesse Maleine mise en scène par Pascal Kirsch, est tout simplement une réussite qui repose sur la générosité et la maîtrise des comédiens. Un succès, vraiment, lié à une lecture savante qui n’a cherché à aucun moment à éviter le MUR qu’est ce texte. Et c’est en rentrant dedans, comme on rentre dans une mêlée, que les acteurs le franchissent, le dépassent.
Superbe, sincèrement.