Marathon DeLillo par Julien Gosselin
FabricA, Avignon 2018
Ou comment un spectacle proche du rituel du potlatch décrit naguère par Marcel Mauss, don et contre-don, profusion d’images, de sons, de temps et de corps, se trouve habité par une radicale sobriété où ne subsiste plus que l’essentiel quand tout est épuisé autour de nous.
Résumons rapidement trois romans dont l’intrigue s’épure puis se dissout au profit d’expériences pensives et sensorielles.
Joueurs (1977) suit un couple qui se délite, Lyle et Pam, l’un trader, l’autre gestionnaire de deuils (!). Après l’assassinat d’un collègue, George Sedbauer, sur leur lieu de travail, Lyle découvre qu’une secrétaire récemment embauchée, Rosemary Moore, le connaissait ainsi que le meurtrier. Il entre en contact avec ce qui semble des terroristes maoïstes et des agents du renseignement. Pam, de son côté, part en vacances dans une maison au bord d’une baie dans le Maine, avec un couple d’amis homosexuels.
Dans Mao II (1990), un romancier aussi célèbre que secret, Bill Gray, sort de l’ombre pour se substituer à l’otage d’un groupuscule terroriste de Beyrouth, sur fond de diffusion de la secte Moon à travers le monde – une archive-vidéo d’un discours hallucinant du révérend de l’Église de l’unification est passée au cours du spectacle –, de la survivance du maoïsme et de l’avènement de Khomeiny.
Les Noms (1982) se concentre sur une petite île grecque : James, le narrateur, analyste du risque pour des multinationales, rejoint sa femme, Kathryn, dont il est séparé et qui travaille dans un chantier de fouilles, et leur jeune fils, Tap, romancier en herbe. Le meurtre d’un vieil homme l’oriente vers une secte qui agit selon la coïncidence des initiales de ses victimes avec le nom des lieux.
New York, Toronto, Athènes, Chypre, Beyrouth, Amman, Jérusalem, etc., autant de points névralgiques d’une financiarisation de l’économie, d’une résurgence du religieux, d’une dissémination du terrorisme ; l’extension du néolibéralisme jusque dans les subjectivités, la collecte des données pour revente aux grands groupes, le système assurantiel protégeant les multinationales contre enlèvements et nationalisations ; l’abstraction d’un monde passé au crible des chiffres et des lettres, volatilisé en flux dématérialisés, arpenté par une classe cosmopolite, déphasée, en manque de véritable dehors, familière de chaque aéroport, mais ramenée au corps par l’expectoration, les glaires, les glaviots, le vieillissement, le petit défaut obsédant, la brûlure, le sexe triste, la blessure ; une nécessité d’écrire qui ne fait plus le poids devant l’efficacité de l’acte et du langage terroristes mais qui en même temps épouse un monde en pleine mutation où l’alphabet, sa décomposition et sa recomposition, comme ressource démiurgique, suscitent un regain de fascination ; des personnages à la fois objets et sujets d’affabulations, gagnés par la paranoïa ambiante et le dérèglement des signes : tel est ce que ces trois œuvres du romancier américain radiographient, mêlant huis-clos, quête et errance, sans surplomb didactique mais par une ironie incessante qui se conteste elle-même, par une phrase et un phrasé striés de non-dits, au plus près de sensations sur le point de s’évanouir en notions, ménageant fulgurances et traversées de l’insignifiance, concision et lignes de fuite, que Marianne Véron a tenté tant bien que mal de traduire chez Actes Sud et que le spectacle de Julien Gosselin transforme avec tous les matériaux du théâtre.
Pour 2666, adapté lors d’Avignon 2016, il avait conçu une esthétique scénique différente pour les cinq parties du roman, qui auraient pu constituer en fait cinq romans à elles seules, comme Roberto Bolaño l’avait envisagé avant sa mort. Cette fois, Gosselin opère trois variations sur un même principe scénographique, toujours établi par Hubert Colas, les trois romans de DeLillo n’en faisant qu’un.
Cette impression est renforcée par l’absence de véritables entractes et le pari d’un spectacle de dix heures en continu – 2666 durait lui douze heures mais avec de confortables entractes –, comme on parle aujourd’hui d’un flux d’informations en continu, nous laissant croire qu’on pourrait passer à côté de quelque chose si on ne s’y branche pas en permanence.
La trajectoire d’acteurs passant d’un personnage à l’autre, alternant ombre et lumière, est une autre façon de dégager une cohérence d’ensemble. Ainsi de Frédéric Leidgens qui incarne George Sedbauer (Joueurs), Bill Gray (Mao II) et Owen Brademas (Les Noms) : le cadavre inaugural sur lequel s’écrit le roman, le romancier retiré, le chef du chantier de fouilles qui finit par se convertir à la secte, allant jusqu’au bout de sa fascination pour l’inscription lapidaire de lettres cryptiques. Ainsi d’Adama Diop passant de Franck McKechnie, collègue de Lyle qui le met en contact avec un supposé agent de la CIA (Joueurs), à Abu Rashid, chef terroriste de Beyrouth (Mao II) puis à James, analyste du risque (Les Noms) : toutes les facettes, y compris l’ambiguïté, du conspirationnisme. Ainsi de Carine Goron qui donne visage à la protéiforme Rosemary Moore (Joueurs), à Karen, traumatisée par les moonistes, vivant recluse au côté de Bill et de son factotum Scott (Mao II) et à Lyndsey Keller, représentante diffractée de la nouvelle classe néolibérale (Les Noms) : avatars d’un même évidement de l’être, d’une même hébétude, non sans impulsions brusques et coups de folie.
Citons les acteurs engagés à corps et à cris dans ce marathon DeLillo – il y a plusieurs compte-à-rebours durant le spectacle, ce qui me permet aussi un clin d’œil au magnifique Marathon Musil (2012) de Guy Cassiers –, pour la plupart camarades au long cours de Gosselin depuis le Théâtre du Nord (Lille) : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel et Maxence Vandevelde.
Un écran énorme au centre et deux écrans plus petits de chaque côté, pouvant monter ou s’abaisser, obstruent la quasi-totalité du plateau, qui se fait lieu de tournage (mais aussi une partie du bâtiment et de ses entours) d’un film de dix heures, en direct (vidéo de Jérémie Bernaert et Pierre Martin). Seul subsiste l’avant-scène pour que les acteurs crèvent l’écran. L’écran fait écran : il est un obstacle au regard du spectateur alors même qu’il permet des plans rapprochés sur les comédiens, se substituant à la lorgnette d’antan. Il est ici une pure surface de projection, ne cherche pas à évoquer une quelconque profondeur. Un point de frustration en somme quant à l’imaginaire du spectateur et à son accès immédiat au plateau. L’hors-champ, suscité puissamment par l’environnement sonore, est sans cesse recadré, ramené au champ plus restreint de l’écran. L’effet de réel propre à l’image filmique est démonté au lieu même de sa virtuosité manifeste. Les micros HF ne sont pas dissimulés sur les visages et les dos nus des acteurs qui lancent parfois des regards-caméras appuyés, se laissent maquiller, pénètrent dans la régie son, jouent parmi les techniciens qui chamboulent à vue la composition scénique…
L’immersion dans la fiction est avant tout opérée par l’ambiance musicale, proche de ce qu’on peut éprouver pendant les spectacles de Romeo Castellucci. La musique électronique et les riffs de guitare, joués en live comme dans un concert ou un set de dj par Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde, sont lancinants, puissants, agressifs, correspondent avec les expériences des personnages, nous les font ressentir : discothèque, bruits de vagues, bombes, ferveur religieuse, ferveur révolutionnaire, ferveur des corps.
Les dix heures en continu, que l’on peut choisir d’interrompre deux fois, entre Joueurs et Mao II puis entre Mao II et Les Noms, occupées par des intermèdes (chansons, archives, discours…), se rapprochent du temps de lecture que ces romans nécessitent, avec le flottement temporel que suscite parfois la lecture de grands romans. Gosselin, comme une grande partie du public, est un lecteur d’aujourd’hui, qui pense à d’autres romans sans doute, mais aussi à des films, des séries, etc. On reconnaîtra à certains moments, à tort ou à raison, la Nouvelle Vague, Mad Men (2007-2015) ou le cinéma de Gaspar Noé.
Dix heures, c’est aussi une durée où le spectateur se rappelle qu’il a lui aussi un corps, pris entre besoins divers, recherche de la meilleure position sur la banquette et côtoiement du public. Et ce corps qui se rappelle à lui peut tour à tour mettre à distance la fiction, le rapprocher des acteurs dans l’épreuve, le plonger dans une écoute où il oublie une durée qui s’écoule paradoxalement plus vite à force de longueur.
Les lumières signées Nicolas Joubert sont un autre point d’accroche et d’approche de ce spectacle-fleuve. Les néons contemporains, tantôt froids tantôt chauds, se mêlent à un éclairage baroque aux bougies. Et cet entrelacement de lumières n’est pas gratuit. Les bougies colorent de religiosité les scènes où il est question de sectes, elles suffisent à recréer l’atmosphère d’un restaurant de plein air en bord de mer, l’intimité d’un appartement où vit un couple déconnecté du monde, la retraite secrète d’un écrivain… Les néons posent l’existence d’une galerie d’art, d’une île déréalisée, d’une discothèque enfumée, des couloirs d’un building…
Mais la lumière est aussi celle du faisceau des projections-vidéos, qui passe au-dessus du public, cône lumineux imposant, mouvant, animé, où l’image filmique est concurrencée par sa source, propice à une rêverie sur la circulation des images, la diffraction et la reconstitution des corps, rêverie qui est celle des personnages de DeLillo, eux qui passent leur temps devant leurs postes de télévision, se font des films, photographient les écrivains, sont fascinés par Andy Warhol voleur d’auras, découvrent les premiers ordinateurs domestiques…
Il y a deux catégories de personnages chez DeLillo : ceux voués aux images, ceux voués à l’écriture. Ils finissent par se confondre. Les images se pulvérisent en flux de chiffres et de lettres, et les chiffres et les lettres deviennent eux-mêmes des images cryptiques. Gosselin a saisi cet entrecroisement des nombres, des noms et des icônes par son utilisation du surtitrage. Le surtitrage devient chez lui une dramaturgie, une chorégraphie. Les lettres, les chiffres, les mots, les titres, les phrases, projetés, sont des corps au même titre que les corps des acteurs. Taille et police de caractère, modalité d’insertion, de projection, de luminescence, rien n’est laissé au hasard (on avait pu apprécier une intégration non moins pensée du surtitrage dans Intérieur de Claude Régy en 2014, via certes une tout autre esthétique scénique).
Ces lettres projetées, aussi importantes que l’image filmique, nous plongent dans le babélisme, le brouhaha du monde de DeLillo, entre français, américain, coréen, chinois, et ce qui semble des langues mortes, peut-être du sanscrit, des lettres insensées. Le surtitrage se dérègle vers la fin, multiplie les confusions phonétiques – qui émaillent sms, chat et tweets d’aujourd’hui.
C’est même peut-être par le surtitrage que Gosselin immisce ses choix de lecture, l’interprétation qu’il fait de ces romans ouverts à la multiplicité des interprétations, à la dérision de toute interprétation, qui s’ouvrent et se ferment en une circularité revenant faussement au point de départ – une spirale plutôt. Ainsi, remplacer l’otage à Beyrouth par les phrases qui décrivent ses sensations d’enfermement, comme tapées à la machine, c’est suggérer que Mao II sort entièrement de la tête de Bill, ce que nous lisons étant le dernier roman qu’il se refuse à publier. Remplacer Tap par ses répliques projetées n’est pas seulement dû à la difficulté d’embaucher un tout jeune acteur, c’est là encore suggérer que Les Noms proviennent sans doute de Tap, répondant mineur de Bill, une enfance du roman et du langage.
Au cours de dix heures où l’image vidéo et le bain sonore sont massivement employés j’aimerais évoquer trois moments saisissants qui s’en exceptent, et on ne peut les séparer du reste, c’est un tout à prendre ou à laisser, la traversée d’une expérience de spectateur, dont l’anarchie organisée est loin des productions bien léchées, lisses, que d’aucuns admirent chez Ivo van Hove, Katie Mitchell, Cyril Teste, Anne Théron, etc. quand bien même ils s’affrontent aux mêmes maux du siècle :
un insert, qui n’est pas dans Delillo, où une maoïste discute avec un ancien militant de l’indépendance algérienne sur la nécessité de poser des bombes dans les universités de la France des années 1960 ; rien d’autre qu’une discussion, en plan fixe, visible à la fois sur l’écran et sur l’avant-scène en contrebas ; deux acteurs de part et d’autre d’une table qui argumentent et contre-argumentent d’une façon à la fois glaçante et intensément réflexive – peu importe si l’on reconnait un extrait de La Chinoise (1967) de Godard ;
le dialogue de James avec un membre de la secte qu’il est parvenu à retrouver ; l’homme est entièrement nu, recroquevillé dans une flaque de sang, se contorsionne dans des postures qui rappellent certains tableaux de Francis Bacon ; le plateau est désencombré, le dialogue dépouillé ; l’homme parle dans une langue méconnaissable, proche d’une glossolalie, dont la « traduction » est donnée en surtitre ;
la dernière heure, la dixième, après neuf heures sans répit, sans baisse de rythme, à plein régime du son et de l’image, dans l’engagement éperdu des acteurs, la dernière heure est d’une sobriété exemplaire, radicale, la plus expérimentale in fine, à la fois pour les deux acteurs présents sur le plateau nu où se produit comme une transmission générationnelle entre Frédéric Leidgens et Adama Diop, et pour le spectateur (ce n’est qu’à ce moment-là qu’une impatience éparse dans le public se fait ressentir) ; un soliloque ardu d’Owen Brademas, entrecoupé de quelques relances de James, le corps nu de Leidgens recouvert d’une simple serviette, dans un dénuement monacal, soliloque erratique, relatant une expérience qui résiste à la narration ; Leidgens atteint une diction envoûtante, au plus près de la chair des mots, du cadavre des mots, dont on ne sait plus s’ils sont habités ou désertés par une transcendance vaine.