Matière et Mémoire
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Sans qu’il puisse être question d’hommage posthume à Odile Duboc (décédée en avril 2010), ouvrir le festival d’Avignon, au Gymnase du lycée Mistral, avec Petit Projet de la matière d’Anne-Karine Lescop relevait d’un clin d’œil amical de Boris Charmatz : chorégraphe et artiste associé de la 65ème édition du festival, complice d’Odile Duboc, à la fin des années 1990. Ce 6 juillet, et comme évoqué le matin à la conférence de presse de l’Ecole d’Art, « l’enfance » serait au rendez-vous, à commencer par ces trentes minutes où 16 petits jeunes, de 6 à 11 ans, viennent au plateau… à pieds du quartier Monclar.
Au début de l’automne 2009, au Mans, Odile Duboc parlait de Projet de la matière en évoquant « l’air, le feu, l’eau », à la manière de Gaston Bachelard, dans L’Air et les songes : un essai sur l’imagination du mouvement. Pour la chorégraphe, il s’agissait d’éprouver les matériaux et l’influence qu’ils exerçaient sur le mouvement des danseurs. La pièce créée en 1993 était ainsi l’objet d’une reprise où Odile Duboc revenait sur les enjeux poétiques, plastiques, esthétiques et mémoriels qui sous-tendent une œuvre, son agencement, sa création… Ou l’histoire d’un pièce chorégraphique qui interrogeait les processus de mémoire à l’œuvre dans le mouvement laissé presque libre. Sorte d’expérimentation et d’improvisation, la mémoire jouait ici une source sensitive, plus ou moins consciente, venant à la surface dans le corps des danseurs. L’écriture de cette pièce participait dès lors d’un mode sensible, énigmatique, plein de souvenirs secrets et de rencontres avec des objets, des matières. Mode sensible qui rebondissait sur les « créations tactiles » imaginées par la plasticienne Marie-José Pillet.
De ces archives, de ce dessein, Petit Projet de la matière a conservé la fibre. Et alors qu’Anne-Karine Lescop avait reçu l’accord d’Odile Duboc pour ce projet, c’est l’adjectif « Petit » qui vaut pour seule nuance. « Petit » ou l’un des mots qui vient indistinctement dans la langue française comme l’adjectif accolé au « petit chagrin », « petit malin », « petit dur », « petit amour », « petit calin »… « Petit » ou le mot qui désigne toujours et encore une forme d’intimité, de relation à l’abri du regard de la communauté, de sentiment qui s’éveille. « Petit » ou rien moins qu’un état qui désigne l’embryonnaire, le commencement. Mais, et toujours, une force, une puissance, une énergie, une intensité qui gît dans tout commencement, dans toute origine.
Petit projet de la matière est ainsi lié à l’histoire lexicale du mot « petit », lequel, en définitive, participe toujours d’une grandeur, d’une totalité, d’un absolu. « Petit » dit ainsi une chose et son contraire. Et personne n’ignore qu’écrire un « petit poème » signifie précisément qu’un poème est là qui désigne une chose essentielle.
Tout comme ce poème chorégraphique interprété par des petits bouts qui viennent en front de scène s’échouer sur une bande de lumière, rebondir sur une plage de vide fin, sur des galets gris énormes, sur des coussins de lumières… Rompus à une discipline ascétique où leur sourire (« heureux d’être du voyage » lit-on) vient souligner le plaisir, ces jeunes danseurs tiennent lieu de signes imaginaires dispersés dans un espace abstrait. Pour un peu, on les croirait Matière grise s’interrogeant sur l’origine d’un mouvement : qu’est-ce qui fait que je tiens debout ? Comment je peux tomber ? Est-ce que le corps de l’autre offre une résistance ? D’où vient que je marche ? Comment se connecte-t-on à l’air dans le bond ?… Les questions sont sérielles et naïves. Elles ne prétendent ici que rappeler les origines secrètes du mouvement et de la danse.
Petit Projet de la Matière est ainsi un temps fait d’impulsions (celle que l’on donne au pied pour démarrer. Celle que l’on donne à la jambe pour se relever…). Un temps composé aussi de pulsions sonores où un bruit d’eau, un son de grain tamisé, un craquement… constituent l’envers sonore d’un monde explorable et d’un espace à conquérir. Et de les voir immobile et disparaissant, ou s’arrêter pour trouver une pose réglée, ou s’éloigner et s’affronter aux surfaces des objets d’un monde lunaire, d’un bord de mer insolite, d’un seuil de toutes les manières.
Petits somnambules pris en flagrant délit de liberté de mouvement, belles endormies au creux de galets édredons, Juliette, Arthur, Suzanne, Siméon, Yannis, Matisse, Dorine, Ninon… figurent sur scène comme autant d’indices de la complicité entre la matière et la mémoire. Dans le labyrinthe qui semble guider leur trajectoire, le corps rapporte les états de l’esprit, il lui fraie un passage, trouvant dans l’arrêt, dans le déplacement, le saut… un exutoire où les images sont le miroir sensible d’états incertains. Pièce, in fine, qui permet de voir dans le mouvement un geste archéologique où danser, c’est toujours, encore, un art de penser les sources lointaines qui nourrissent l’esprit.
A suivre les 7 et 8 à 18H00, gymnase du lycée Mistral