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Merce Cunningh-game – L'!NSENSÉ
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Merce Cunningh-game

Fabrications et Split Sides de Merce Cunningham

Théâtre de Caen. Par Yannick Butel


Un peu plus qu’une compagnie, la Merce Cunningham Dance Company réfléchit quelque chose de l’histoire des arts qui, dès la fin des années 40, connaît sinon une rupture du moins une évolution parfois radicale en danse, au théâtre, en peinture, en musique, dans les arts plastiques… Un moment dans l’histoire de l’art qui va accélérer le décloisement des pratiques artistiques, brouiller la notion de genre, troubler le spectateur mis au contact de ces « nouvelles » expériences, de ces nouvelles oeuvres. C’est entre autres de cela dont il était question au Théâtre de Caen qui accueillait ce 21 et 22 octobre, deux pièces : Fabrications (1987) et Split Sides (2003) du chorégraphe américain.

C’est précisément le vendredi 10 juin 1949, à 17 heures, que le danseur Merce Cunningham et le compositeur John Cage se présenteront pour la première fois au public, en France, dans l’atelier du peintre Jean Hélion, au 15 avenue de l’observatoire, dans le VIème arrondissement de Paris. Le tract (un A5 qui figure dans Jean Hélion, A perte de vue, édition établie par Claire Paulhan et Patrick Fréchet, aux éditions de l’IMEC, p. 114) est rédigé comme suit : « Le compositeur John Cage et le danseur Merce Cunningham vous prient d’assister à la séance de musique pour le « piano préparé » et de danse qu’ils donneront dans l’atelier […] Avec le gracieux concours de Mesdemoiselles Tanaquil LeClerq et Betty Nichols[[Toutes deux américaines et danseuses chez Balanchine.]] ». Et c’est un pur hasard que cette rencontre chez Hélion, dans son atelier parqueté, puisque Cage et Cunningham cherchaient juste un local pour se produire la première fois. Hélion raconte ainsi la scène : « On fit venir un grand piano dont John arrangea les cordes pour en tirer des sons. Une centaine de personnes vinrent assister au spectacle […] A terre, Cunningham dansait en se traînant tandis que de belles jeunes filles s’élançaient vers le ciel avec des gestes sublimes. Au piano, John débitait la cadence en petites notes strictes métalliques, précises […] John Cage et Merce Cunningham sont aujourd’hui énormément célèbres ».
L’anecdote, si savoureuse soit-elle, n’aurait finalement aucun intérêt si à travers la présentation de cet événement lointain, on ne soulignait pas que le tract présente la performance musicale et chorégraphique dans une complémentarité qui défie toute hiérarchie et tout découpage entre les genres. Comme si la musique et la danse, et plus tard le pictural et les possibilités qu’offre le high tech, étaient consubstantiels à ces œuvres plastiques que forment les créations de Cunningham. Des œuvres qui par la nature même de leur amalgame ne se donneront plus comme des objets reconnaissables, mais bien des espaces nouveaux, insolites, mystérieux et poétiques. Des œuvres où parler seulement de la danse reviendrait à priver celles-ci de l’abondance des signes qui les constituent, de l’histoire et de l’évolution de chaque art qui s’y agrège. Véritables espaces expérimentaux, les pièces de Cunningham concentrent donc le mouvement de la recherche musicale de John Cage à la musique concrète, puis plus tard abstraite et sérielle, de la peinture et de son indépassable interrogation sur les formes, de l’image qui est tout à la fois un écran et un espace symbolique ouvert – une entaille – dans nos représentations qui permet de nouveaux modes de perception…
Regardant Fabrications et Split Sides, c’est sans doute cette expérience que l’on faisait. Celle où se produit une suspension de la conscience et de la raison qui met à l’épreuve notre rapport au sensible, ainsi qu’à notre savoir. Celle où un « océan de sons » comme l’a écrit Pierre Schaeffer s’exprime sous la forme d’un ressac qui trouble l’ouïe et l’appelle vers d’autres contrées. Celle enfin où l’œil, et cette infinie question du voir que l’on fait rimer avec le savoir, ne trouve aucune butée pour arrêter une signification. Sans doute vit-on dans ces instants une sorte de dénuement, un instant d’affolement, de doux troubles qui nous rappellent que le contact avec une œuvre d’art peut parfois être étrange. Car les œuvres de Cunningham nous inscrivent dans un hors-piste, un hors temps où le sujet qui le vit sent qu’il est face à un autre espace, et peut-être un autre temps. Qu’à l’intérieur de ceux-ci son langage ne lui sert plus de rien, que le jeu de la communication est faussé, que s’écartant de ce qu’il connaissait il entre dans un savoir différent qui exige de lui qu’il apprenne une autre langue, que la plasticité des matières est loin d’être arrêtée…
La contemplation et avec elle l’imagination prennent ainsi le pas sur la raison et le jugement. Ouvert à ces œuvres, au seuil d’un état contrarié où le spectateur ne saisit pas le sens sans pouvoir abandonner l’idée qu’il y a du sens dans ces formes, celui-ci vit un instant de perplexité. La déambulation mathématiques de ces danseurs qui offrent au regard des gestes incantatoires, des mouvements brisés, des arrêts en pleine course, des tracés vertigineux ou intimes… la courbure d’un bras, d’un enlacement, d’un portée, d’un saut… qui semblent faire écho à un ordre musical organisé selon les lois de l’électroacoustique, de voix lointaines, de rythmes rituels et ancestraux, de lignes harmonieuses précipitamment écourtés comme amputés, de bruits capturés, de registres sonores superposés… ce mouvement des corps et ce mouvement sonore pris l’un et l’autre dans la variation, la répétition, le ressassement… jusqu’aux toiles colorées qui exposent des motifs qu’on dira abstraits : figures cassées (tableau de Jean Hélion), verticales bleutées, traits croisées noirs, lumineux, ne connaissant ni début ni fin, brouillant leur origine, ne donnant à voir qu’une sinuosité, une présence faite de lumières…tout cet ensemble, dois-je dire, se déploie selon une logique qui n’exclut pas le sensible mais en rend le partage difficile. Ce qui vient à poindre néanmoins c’est que matière qu’elle soit sonore, corporel, visuel… semble former les parties d’un corps appréhendé dans sa pluralité.
C’est au vrai une sorte d’expérience intérieure qui est ainsi offerte à celui qui est contemporain de cet événement. Evénement où ce qui s’insinue concerne le renouvellement de l’usage d’un corps, d’une musique, d’un visuel socialisés. C’est-à-dire d’un corps que l’on a privé de mouvements possibles, d’une musique que l’on a limité à la narration, de visuels dont on a limité la virtualité. Regardant Fabrications et Split Sides, c’est, d’une certaine manière, un concentré de ce qui a été exclu qui est présenté et qui ressurgit sur la scène. Et ce qui est soumis à l’exclusion dans le champ social, sur scène, trouve une place, un espace d’exposition, un lieu d’expression parce que l’art et l’œuvre permettent de s’aventurer là où la réalité nous prive d’un horizon bien plus grand que celui que nous privilégions.
Au dernier tableau, dans un espace que l’on peut regarder comme un territoire urbain, ce que l’on ressentait en définitive, c’est que Merce Cunningham n’a jamais fini de jouer, de se jouer d’un monde où l’ordre du regard, l’ordre des sons, l’ordre des mouvements est soumis à un appauvrissement. Ce que l’on sentait en soi c’était la formidable vitalité d’un créateur qui, de l’avenue de l’observatoire au Théâtre de Caen, de 1949 à bientôt 2009, n’a jamais abandonné l’idée que le monde sensible n’est pas l’exclusive d’un ordre, qu’il ne se décrète pas, mais qu’il appartient à celui qui en est le témoin et à Cunningham qui le fabrique.