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« Moi, Bernard », la vie faite œuvre – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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« Moi, Bernard », la vie faite œuvre

Moi, Bernard, de la compagnie Astrov, théâtre de la Caserne, Avignon Off 2019.
Adaptation pour la scène de la correspondance de Bernard-Marie Koltès, par Jean de Pange et Claire Cohen, interprété par Jean de Pange, collaboration à la mise en scène Laurent Frattale et Pauline Collet


Sur la table, quelques livres à quoi tient peut-être une vie quand on l’écrit, et qu’on a voulu qu’elle soit l’épreuve de force engagée avec l’œuvre. C’est toujours l’énigme de l’écriture et de la vie, celle de l’œuvre dans ses rapports avec l’existence. Dans le jeu des intensités, ne plus savoir ce qui est le prétexte : vivre des expériences pour les écrire, ou écrire pour vivre davantage ? Dans l’œuvre, toute une vie pourvu qu’elle soit cette traversée, réinventée, de l’expérience. Et dans la vie, le désir d’éprouver ce qui rendra l’œuvre plus secrète encore. On a bien sûr tort de ne lire dans l’œuvre que le dépôt de la vie : ce n’est que l’espace de sa trahison, de sa réinvention. En retour, on a tout aussi tort de ne voir dans la vie que l’espace où l’œuvre se joue : on ne mesure pas la part de rêve, de folie, de ce qui n’est vécu qu’intérieurement. Que faire face à la vie d’un écrivain ? Jean de Pange propose une traversée de la vie de Bernard-Marie Koltès par les lettres. Ce qu’on entend, outre la voix d’un auteur plongé dans sa vie, c’est une vie qui pourrait être une œuvre, mais qui tout à la fois lui résiste et prend le large de cette tentation-là aussi.



L’espace est celui du théâtre, nulle illusion : on est ici. La parole aussi s’adresse au lieu où nous sommes, pas d’artifice. C’est déjà le premier geste de l’acteur : nous accueillir dans l’ici et maintenant de ce qui va s’exposer sans fard. D’ailleurs, le spectacle commence sans commencer, par de simples mots d’accueil qui mettent le théâtre à découvert, à nu — l’élégance tient à la simplicité de mettre à distance l’apparat biographique, sa reconstitution patrimoniale. D’ailleurs, l’auteur dont il sera question n’est pas ici l’objet d’un culte : seulement comme un réservoir de forces où puiser. Sur le plateau, sa présence tiendra à ses livres déposés presque en désordre sur une table où il faudra aller encore et encore chercher de quoi une vie est faite, et de quoi surtout elle se défait.
Théâtre documentaire ? On est fatigué de ces catégories, alors on dira seulement que la générosité du spectacle tiendra dans ce refus du spectaculaire, exposant la documentation comme la matière vive d’un travail qu’on devine toujours en cours.
Jean de Pange une heure durant se saisira à bras le corps des livres, les tiendra devant lui, parfois dira les mots sans les lire : c’est qu’on devine la fréquentation des textes, le travail de recherche qui s’accompagne d’une attention minutieuse à sa diction. C’est le pari de ce théâtre : que les lettres de Koltès n’informent pas seulement sur ce que fut cette vie, mais portent aussi en elle une écriture et un regard sur le monde qui feraient œuvre. Oui, c’est le pari, l’audace : la vie est-elle une œuvre ?
On sait la violence polémique d’un article de Pierre Bourdieu qui dénonçait la prétention biographique, et ce qu’elle recouvrait.

« Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins, et ce n’est pas rien, que la vie est une histoire et qu’une vie est inséparablement l’ensemble des événements d’une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette histoire. C’est bien ce que dit le sens commun, c’est-à-dire le langage ordinaire, qui décrit la vie comme un chemin, une route, une carrière, avec ses carrefours (Hercule entre le vice et la vertu), ou comme un cheminement, c’est-à-dire un trajet, une course, un cursus, un passage, un voyage, un parcours orienté, un déplacement linéaire, unidirectionnel (la « mobilité » ), comportant un commencement (« un début dans la vie »), des étapes, et une fin, au double sens, de terme et de but (« il fera son chemin » signifie il réussira, il fera une belle carrière), une fin de l’histoire. C’est accepter tacitement la philosophie de l’histoire au sens de succession d’événements historiques, qui est impliquée dans une philosophie de l’histoire au sens de récit historique, bref, dans une théorie du récit, récit d’historien ou de romancier, sous ce rapport indiscernables, biographie ou autobiographie notamment. »

De fait, ce que la sociologie soupçonne dans le geste biographique, c’est toujours – volontaire ou non – la tentation policière d’arraisonner une vie à une identité, et cette identité à des déterminismes qui font de l’origine une preuve, et de la preuve une explication.

Tout permet de supposer que le récit de vie tend à se rapprocher d’autant plus du modèle officiel de la présentation officielle de soi, carte d’identité, fiche d’état civil, curriculum vitae, biographie officielle, et de la philosophie de l’identité qui le sous-tend, que l’on s’approche davantage des interrogatoires officiels des enquêtes officielles — dont la limite est l’enquête judiciaire ou policière —, s’éloignant du même coup des échanges intimes entre familiers et de la logique de la confidence qui a cours sur ces marchés protégés où l’on est entre soi.

Mais justement, là où fraie la vie de Koltès se décide dans des espaces d’élection qui font violence à toute origine : et qui précisément se choisissent contre les origines héritées par la vie sociale ou biologique. L’identité est le contraire du mouvement qui porte l’écriture. Dès lors, comment raconter une vie qui s’émancipe de l’écriture de la vie ?

Et tout permet de supposer que les lois de la biographie officielle tendront à s’imposer bien au-delà des situations officielles, au travers des présupposés inconscients de l’interrogation (comme le souci de la chronologie et tout ce qui est inhérent à la représentation de la vie comme histoire), au travers aussi de la situation d’enquête qui, selon la distance objective entre l’interrogateur et l’interrogé, et selon l’aptitude du premier à « manipuler » cette relation, pourra varier depuis cette forme douce d’interrogatoire officiel qu’est le plus souvent, à l’insu du sociologue, l’enquête sociologique, jusqu’à la confidence, au travers enfin de la représentation plus ou moins consciente que l’enquêté se fera de la situation d’enquête, en fonction de son expérience directe ou médiate de situations équivalentes (interview d’écrivain célèbre, ou d’homme politique, situation d’examen, etc.) et qui orientera tout son effort de présentation de soi ou, mieux, de production de soi. »


Jean de Pange propose de faire confiance à la vie écrite, celle qu’a laissée cette œuvre seconde que constituent les lettres. « Autobiographie involontaire » et parcellaire, la correspondance dit la déchirure à l’endroit et au moment où elle s’éprouve. Hors toute volonté de faire œuvre, dans l’urgence, dans la matérialité d’une inquiétude où se côtoie problèmes d’argent et scrupule politique, voire métaphysique quant à l’engagement militant, où se juxtapose considérations théoriques sur l’écriture (peu nombreuses) et textes de pure amitié. Mais chaque lettre témoigne d’un souci d’écrire : est le soin pris à l’écriture.
Alors, une œuvre ? Rien ne saurait le décider, et c’est à chaque lettre de prendre le risque. Reste que l’œuvre n’est pas ici la clôture, celle de la sacralité qui fige un texte en vérité. C’est à un déplacement de la question de l’œuvre qu’un tel spectacle travaille : où l’écriture est la trace laissée dans le langage d’une vie tout attachée à vivre, et puisque vivre porte en lui le désir d’écrire, alors qu’elle l’emporte.
Le spectacle de Jean de Pange donne à entendre l’œuvre et la vie dans cette ligne de partage qui voudrait tenir ouverte l’indécision. On écoute une vie à l’œuvre d’elle-même. On suit les voyages et les rencontres, les échecs, les désirs. Théâtre de la parole exposée. Les lettres de Koltès ne sont pas celles d’un intellectuel qui nourrit une réflexion dans les marges. Les marges sont le seul espace actif de la vie, et l’intellectuel une posture à tenir au loin. Théâtre de ce lointain, au plus près de la vie affairée à vivre.

Souvent, Jean de Pange interrompt sa lecture, tâche de la mettre en perspective, de l’éclairer. Mais jamais il ne cédera à la tentation didactique, laissant aux secrets sa part, et à l’ombre, sa faveur. Ainsi des choix de l’adresse : plutôt que de nommer les destinataires, on choisira la frontalité d’une adresse théâtrale. C’est à notre endroit que sont écrites les lettres : et tant mieux pour les brouillages que cela opère. Ainsi des courts-circuits que la scène choisit : la vitesse est décidément l’allant de la vie, on est d’un endroit à l’autre du monde, suivant tant bien que mal l’auteur dans ses ailleurs. Ainsi enfin des ellipses, et de l’accélération finale de la vie qui s’éprouve dans les dernières années dans une urgence folle, quand la maladie est là, qu’elle gagne.
Théâtre amoureux, amant de la langue et de la vie, traversée par la joie puissante que cette œuvre aura voulu sceller dans la vie, et inversement. Jean de Pange témoigne au sens le plus haut de cette vie, quand on est après la mort, et que la vie insiste malgré tout. Il y a ces quelques moments de jeu : quand l’acteur porte le blouson de cuir à l’épaule, et s’éloigne — geste à l’épure, presque comme un hommage. Et puis ce moment de grâce, quand sonorisé, l’acteur dit les mots de Koltès en retrouvant ses inflexions, ses accents, sa lenteur, son sourire. Ces fragments d’entretien qui ferment le spectacle sont une sorte de miracle. La voix de Koltès surgit sur le plateau telle qu’elle n’a jamais été enregistrée. Fantôme de voix portée par un acteur qui l’aura rejoint jusque là, dans ce silence-là — tant il la joue via le murmure, l’indistinct, le presque souffle —, cette pudeur-là, cet amour-là.