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Murmures sombres… En quels temps vivons-nous ? – L'!NSENSÉ
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Murmures sombres… En quels temps vivons-nous ?

1H20 plus tard, dans le hall du Théâtre Antoine Vitez qui soutient l’émergence théâtrale et qui est le partenaire privilégié du Master Arts et scène d’aujourd’hui qui accompagne et forme les jeunes gens qui se destinent à la création, l’émotion a gagné jusqu’à Agnès Loudes « La dame du Lieu » qui voit tout et se démène comme un diable. Murmures sombres de la lumière naissante vient de s’achever. Pour Samaneh Latifi (metteure en scène et comédienne) à l’origine du projet, une page se tourne qui la conduit désormais vers le monde professionnel. La salle l’aura applaudi fortement, elle, et l’équipe qui l’accompagnait. Des fleurs lui auront été offertes pour cette pièce faite de fragments qui forme un conte modelé sur la tradition du Naqqâli persan. On raconte que le Naqqâl (le maître artiste et formateur), quand il estime que son élève est digne de pratiquer le Naqqâli, lui donne la canne qui l’accompagne dans ses voyages et ses récits. Il n’est pas impossible que ce soir de 11 octobre, dans le hall de Vitez, plusieurs ont cru voir ou ont eu la sensation que Samaneh Latifi marchait désormais parmi les spectateurs avec cette canne en main.

L’origine du monde…

De Téhéran à Ispahan, en passant par Arak, mais comme partout, ici et ailleurs, a été écrit une légende ou un mythe qui a modelé, à sa fondation, l’origine et l’évolution du monde. Et, d’où qu’elles soient, chacune des communautés, quelle que soit la langue, a trouvé un nom au mal, un nom au bien qui, bien souvent, ont pris la couleur des ténèbres pour le premier et de la clarté pour le second. La metteure en scène et comédienne Samaneh Latifi, à travers Murmures sombres de la lumière naissante est ainsi allée puiser dans le Zoroastrisme persan cette histoire dont la structure est commune à toute humanité. Religion syncrétique écrite par Zoroastre où, pour partie, il est question d’une lutte entre l’esprit du bien et l’esprit du mal, entre la droiture et la trahison. Histoire de la naissance d’un chaos où l’être humain, tiraillé entre l’un (la lumière) et l’autre (les ténèbres), entre Spenta mainvu (l’esprit bénéfique) et Angra mainvu (l’esprit mauvais) est mis à l’épreuve d’un choix, alors que ces deux pulsions sont des esprits gémellaires qui le constituent. Au commencement du monde, il y a ainsi un combat cosmique qui habite l’être entre la vérité et le mensonge, l’aurore et la nuit… laissant poindre, ici et là, dans les textes, un « presque rien de lumière » (dirait Robert Misrahi) qui est bien plus qu’un espoir : simplement une porte entrouverte sur une issue qui tient au libre arbitre.

Dans le prolongement de Zoroastre, Le livre des rois (appelé aussi Shâhnameh) écrit par Ferdowsi aux alentours de l’an mille qui retrace la grande histoire du Grand Iran depuis la création du monde jusqu’à l’arrivée de l’Islam, servira à Samaneh Latifi pour parler de sa Perse natale qu’elle questionnera comme une parabole universelle. Une Perse originelle avant celle des mollahs d’aujourd’hui et qui, récemment, était portée à l’écran dans l’éprouvant et très juste film de Mohammad Rasoulof Les graines du figuier sauvage.

C’est alors l’histoire de Djamshid et Zahak – éléments singuliers d’une dramaturgie qui se défie du récit d’une épopée – que par touches, par tableaux, par séquences plus ou moins brèves, Samaneh Latifi revient sur l’histoire de ces Rois et de ces princes, de ces pères et de ces fils, glorieux à la première minute, porteurs d’espoirs et guides de lumières dans les premiers temps, mais qui, rattrapés par l’ivresse du pouvoir et de la gloire, par l’orgueil et l’aveuglement, finissent par être traitres à la bonté et à la droiture, cruels à l’endroit de leurs sujets. Ou quand la lumière est toujours menacée par l’obscurité et l’obscurantisme promptes à se répandre, l’amour de soi, plus que l’amour des autres. De l’histoire entre les deux, il est dit que Djamshid, Roi devenu fou et amoureux de lui-même, fut renversé par Zahak (sauveur donc) qui ultérieurement devient le mal incarné, le venin humain… aux épaules ornées de serpents qu’il faut nourrir de « cerveaux humains »… Cette histoire de 700 ans prendra fin avec Kaveh (qui a perdu ses 17 fils pour satisfaire l’appétit des serpents) et le prince Fereydoun qui mettent à bas Zahak… condamné à être attaché sur le mont Damavand jusqu’à la fin du monde.

De cette histoire philosophique et spirituelle, aux personnages nombreux et aux péripéties redoublées qui, dans leurs détails, seraient impossibles à mettre en scène, Sameneh Latifi, dans les pas de l’une des grandes traditions du théâtre en Iran, fera un conte : un Naqqâli écrit par son ami Mohamadreza Nayebzadeh.

Fragments simples de Murmures sombres

À la première image, dans l’ombre, sous un masque rouge et une petite robe blanc crème, la Naqqâl (Samaneh Latifi) se tient au milieu de la scène… et s’écroule soudainement comme foudroyée. À terre, repliée sur elle-même, elle dessinera alors un grand cercle de craie parfait qui se regardera tout au long de Murmures sombres… comme le ventre et la matrice des figures à naître et à venir. Cercle névralgique, territoire archéologique et généalogique, c’est de cet espace ritualisé : ce point d’appui sacré soumis aux variations de la lumière, que prend forme l’informe, et les personnages de ce conte qui apparaîtront et se faufileront sur le plateau telles des ombres.

Viendra ensuite une succession de scènes et d’épisodes marqués et rythmés par la voix de la conteuse qui, en liberté, tisse les fils de cette fresque historique et fantastique. Elle déambule affranchie du théâtre et toute entière au service du théâtre. Elle est grave et légère, drôle et inquiète, mi-clown mi silhouette prophétique, et jette au public un fruit qui, quelques secondes plus tard, dans sa bouche, est craché et vomi. Le ton est donné…

Quelque chose en soi doit être expulsé. Quelque chose de puissant en soi doit être mis au monde. Quelque chose est accouché qui tient autant à la parole qu’aux matières intestines de l’esprit. Quelque chose git en soi qui tient de ce qui nous habite et mêle le désir et le refus, la lutte et l’harmonie. L’un l’autre inséparables et ennemis, tous deux vivant l’un contre l’autre, l’un pour l’autre. Jumeaux en naissance, deux pulsions s’affrontent et la métaphore de l’enfant comme symptôme de « recommencement » arendtien, file tout au long de Murmures sombres jusqu’au final du travail actorial.

La Naqqâl, la conteuse, ne quittera jamais le plateau. En retrait parfois, intervenant intempestivement parfois… Elle est le témoin et l’autrice. Elle fend la scène d’un geste brusque, s’entretient avec un spectateur, orchestre le mouvement, vient mettre en désordre une scène… Sa parole de surplomb en fait une ombre shakespearienne, une magicienne qui connait tout, le commente, l’agence à sa guise… À chaque scène, elle donnera une présence. Elle est la Naqqâl. Celle qui sait et qui souffre. Celle qui souffle et qui esquisse l’éternel fuite en avant de l’être promis à la chute ou au salut. Celle qui entretient l’illusion et le jeu, mais aussi celle qui rompt le charme du théâtre hypnotique pour l’inscrire à l’endroit brechtien de la parole quotidienne et réelle. Celle qui rappelle que son art a à voir avec la panique de l’existence.

Ailleurs, à peine plus loin, dans la matrice, un mouvement tout en contorsions de corps magmatiques est l’objet de spasmes. Image larvaire donnée à voir où la danseuse Salomé Dugraindelorge et l’acteur Romain Penel semblent s’extirper, lentement, l’un de l’autre. Douleur d’être séparé par des lois ignorées. Naissance célébrée rituellement et, simultanément, représentation d’une agonie où ce qui était mêlé et uni, vient à se séparer, et plus tard à s’opposer. Lumière et Obscurité sont nées de cette séquence où s’entend dans les ceintres le rythme voilé d’une flute de pan. Plus loin, un peu plus loin, un voile noir descend sur le visage de Djamshid et une ombre à peine éclairée (Kendal Benaouli Chevalier) vient lui murmurer son destin. Moment de manipulation où l’être né sera agi, tourné vers un drame à venir.

La Naqqâl revient alors. Elle observe une danse de Saint-guy où ses muscles s’agitent dans le désordre… Le récit avance sous l’impulsion de la conteuse qui éclaire les tableaux qui se succèdent. Bientôt naîtra Zahak (Quentin Delcourt) qui, muet, énigmatique et immobile, comme paralysé, s’aperçoit d’abord comme un corps squelettique oblongue et sans vie. Images incandescentes et subtiles comme toutes celles qui feront de Murmures sombres une œuvre plastique, un objet pictural et esthétique modelant la lumière (travail précis et regard attentif de Sasha H). Corps bientôt animé, puis bercé, auquel est insufflé la vie, laquelle lui donnera le droit de mort sur ses sujets après qu’en sauveur il aura éliminé le tyran Djamshid qu’il traîne sur un plateau envahi par un rouge sang.

Scènes de Zahak où la métamorphose accomplie, d’enfant nu il se donne à voir, plus tard, avec une coiffe de Mollah sans pitié, géniteur de toutes les PEURS. Et de comprendre que chaque souffle donné, s’il est un recommencement et un espoir est également un temps indécis qui couve une douleur plus grande encore qui diffère l’avenir pacifié.

Ici, et là, la brutalité qui emprunte des voies oniriques, n’est jamais loin. Comme celle donnée à sentir dans un brin de laine rouge qui, sous un coup de ciseau, figure une veine de vie éventrée. Moment de cruauté et de jouissance, chez un couple de gnomes aux perruques rouges, soutenu par une voix off qui exige l’extermination. Alors des pendrillons descendent les visages des morts. Et au plateau, une jeune femme prise dans ce labyrinthe cruel esquisse un geste suicidaire et mime sa gorge tranchée. La mort, la metteure en scène Sameneh Latifi ne l’a jamais oubliée, elle qui, dans la bande son qui hante la salle, et dès le début, faisait entendre, légèrement et dans le lointain, la terre raclée et retournée avec une pelle à l’évocation du deuil de la mère.

La mort, la conteuse finit par l’extirper du dessous de sa robe. Elle aura la forme d’une boule de bowling qui va roulant. Boule noire, tumeur épaisse, cancer putréfié sorti d’un ventre qu’il faut préserver, qu’il faut ensemencer à nouveau d’un espoir qui peut-être lèverait… enfin. Pénultième image d’un combat qui n’en finit jamais… Au tableau final, ouvrant grand les portes du théâtre et sa machinerie, Samaneh Latifi la conteuse, débarrassée de sa robe et presque nue, regarde fixement devant elle. Le théâtre est un artifice qui est l’ombre de la réalité. L’image déconstruite de l’illusion – qu’elle a sans cesse remise en cause – se regarde alors comme le paysage simple de comédiens et de comédiennes qui ont fini de travailler. Laissant à la salle le soin de penser le monde qui a été exhibé.

D’un mythe figé… à un geste et une parole vive.

Revenant à un théâtre d’art qui ne s’est jamais exclu d’être une parole sur le monde, Samaneh Latifi aura privilégié le fragment, au récit. Arraisonnement juste et pertinent, qui passe par un travail sur l’image sculptée donnant un relief à ses interprètes et un modelage des voix, qui lui permet de construire une ligne dramaturgique où la parole vive et syncopée vient bousculer la narration figée d’un mythe. Dès lors, chaque scène se regardait comme un ensemble archipèlique dont la conteuse (la Naqqâl) assurait les liaisons par le jeu, mais également un ensemble de petits détails insolites venant s’intercaler en toute liberté dans le processus de développement scénique. Ici une volute de fumée s’échappant d’une cigarette, un thermos sorti d’une valise d’exil, là un mouvement inattendu, ailleurs un espace sonore pris au vent, un chant dit en persan, un rayon de lumière dans un miroir de poche, des traits de peinture sur un corps, une conversation avec une banane ou une course soudaine semblable à celle d’un atome révolté, plus loin un commerce dialogique avec un spectateur…  

Dans ce rapport dynamique de construction et de déconstruction de l’illusion et de la fiction, Murmures sombres de la lumière naissante se ressentait comme un voyage aux étapes imprévisibles et pourtant sensibles. Soit une épopée fragmentée dont Jean Baudrillard, quand il commente le fragment, dit qu’il permet « des enchaînements de pensée » et que « le fragmentaire est un refus de totalisation ».

Et de fait, Samaneh Latifi, dans un geste théâtral qu’on ne peut ignorer parce qu’il est politique, aura refusé un théâtre totalisant, fermé sur lui-même et comme en retrait du monde. Jusque dans l’abécédaire fragmentaire qui la guide, auquel elle recourt et qui jalonne Murmures sombres… les mots « Évolution, Volonté, Vérité, Peur, Conclusion… » forment chacun un espace linguistique virale qui rappelle ce que peut l’être pour lui-même, dès lors qu’il veut bien tenter de penser. C’est-à-dire trouver des passages entre les mots, entre ce qu’il montre et les paysages où ils sont convoqués. La pensée, dans le Naqqâli de Samaneh Latifi, se donnant comme des réactions en chaine nées de la rencontre entre chaque scène. Là, dans un rapport dramaturgique où l’affrontement au vide et à la disparition donne libre cours à des éclats de vérité à l’ombre des mensonges. Là où le dépaysement, y compris celui qui installe l’auditoire dans d’autres logiques et d’autres compréhensions, plus sensibles que rationnelles, livre passage à un monde pluriel. Dans ce dédale, alors, peut-être se souviendra-t-on d’avoir entendu « le sang a pris racine ». Phrase articulée dans la salle et qui s’entend à travers une voix off sans qu’elle appartienne à aucun des interprètes, alors qu’à Gaza, à Beyrouth… on meurt.

Mise en scène et traduction du persan : Samaneh Latifi. Auteur : Mohamadreza Nayebzadeh. Comédiens et comédiennes : Quentin Delcourt, Salomé Dugraindelorge, Romain Penel. Silhouette : Kendal Benaouali Chevalier. Création sonore : M. Nayebzadeh. Scénographie : Louise Miranpacha. Création lumière et régie : Sasha H. Assistante à la mise en scène : Margaux Revelin