Norday, comme un feu qui brûle
Avec Tristesse Animal Noir, Stanislas Norday, prochain artiste associé du festival d’Avignon revient en forêt. Dans le prolongement des Aveugles de Maeterlinck, de This is how you will disappeared de Gisèle Vienne, de Walden ou la vie dans les bois Jean-Francois Peyret Norday raconte ce qui se passe à l’épreuve du feu
Aux premiers mots
Du titre du poème d’Anja Hilling, Tristesse animal noir on finirait presque par oublier le charnier des espèces, si Martin (Frédéric Leigdens) n’avait la conscience et la mémoire des ombres noires et charbonneuses qui suivent l’incendie d’une forêt. Formes archaïques et réincarnées parfois, pour ceux qui le croient, de l’homme : cet animal domestique et politique éclairé par les philosophes. Du titre, de ce récit dramatique, on finirait presque par ne plus saisir qu’il s’ouvre finalement par quelques cris muets, courses désemparées, traques prédestinées… si les êtres humains qui tentent d’échapper au feu, doués de paroles pour raconter leur errance et leur faire écho, n’avaient pour compagnons de courses folles quelques animaux effrayés à leurs côtés, aussi silencieux qu’eux, aussi désorientés qu’eux, aussi prédestinés qu’eux… Dans la mort, leurs souffles et leurs corps deviennent indistincts. De ce titre, on oublierait presque que c’est un peuple aux communautés multiples où les fées, les trolls, les elfes, l’infiniment petit, les meutes aériennes et les tribus souterraines… sont les voisins du « sylvestre » que nous sommes, ce cerf chamanique, encore, dont les bois mutilés ornent le masque d’Arlequin (ce prolétaire de comédie) qui nous ramène aux planches du théâtre.
Du titre, dis-je, au premier mot de « Tristesse », à rebours d’une parole qui mêle tous les plis de la psyché, c’est la tristesse appréhendée par Artaud qui s’impose : « Tristesse hideuse du vide, du trou où il n’y a rien, il ne souffle rien (…) au point où les mots se retirent ». Phrase poétique d’Artaud à laquelle répond le poème d’Hilling construit pour partie d’un Acte conséquent sur des pensées intérieures quand l’air chargé des fumées de toutes les essences ne permet plus au poumon d’être cet instrument à vent à souffler la parole. Du titre, dis-je, au mot de « Tristesse » qui sera le premier, il faudrait encore l’entendre comme un souvenir lointain à ce « Bonjour Tristesse » de la vie de Sagan brûlée par les deux bouts.
C’est qu’ici, encore, la « Tristesse » n’est plus seulement un mot, pas même un état, mais un anagramme inexploré, une sorte de mot valise d’exilés en amour, de rejetés en désir, d’orphelins insoupçonnés… Moins un mot pour nommer, qu’un mode d’être entendu à la manière de Nicolas de Staël qui, un jour, a peint sa pensée dans ce titre évocateur : J’habite une douleur. Et bouleversant l’ordre sémantique dans une syntaxe inhabituelle (« une douleur m’habite » dirait-on, espérant, le passager, l’éphémère…), Staël faisait entendre qu’il existe un prolétariat du bonheur, il figeait un peuple de toutes les misères qui, vivant en banlieue du « gai savoir » et logé dans quelques HLM vétustes de l’humaine condition, n’ouvrait de fenêtres de leurs logis, que pour reconnaître dans les paysages extérieurs, les ruines de leurs conditions intérieures. Une vie en creux en quelque sorte, « au fond » traduirions-nous, si l’on se souvient que Pontalis préférait ce mot-ci, à l’idée de manque galvaudé. Ou quand la vie, en l’ensemble de ses plis et ses « lignes d’arrivée », n’est qu’une histoire de faux-départs : en amour, en maternité, en affection, en relation, en croyance, en réussite professionnelle… « Tristesse animal noir » pourrait ainsi ne figurer qu’une immense allégorie de tous les exilés. Un mouvement autant qu’un mot où arriver à un endroit de son existence, on prend conscience qu’il n’y a là, en définitive, qu’un agenda de souvenirs que la mémoire, sans faillir, considère comme une série de retards.
La vie en retard ou « Tristesse animal noir » peut bien ainsi figurer le titre d’une vie sans transports, au sens où la vie n’aura jamais livré passage qu’à l’obscurité, différant sans cesse le « presque rien de lumière » de Misrahi, les « lucioles » de Pasolini… C’est-à-dire, et comprenons bien, une étincelle d’espoir, le fragile filament d’un principe espérance, la faible lueur aimée qui, à l’égal d’un point cardinal, est le lieu d’une direction, d’une orientation, d’une certitude…
Le jour dans la nuit…
Regardant et écoutant l’histoire de Tristesse animal noir, on aura fait l’épreuve d’un groupe assemblé en pique-nique. Une sorte de famille recomposée où un ex-mari, une ex-femme-de, un ami-du, une copine-d’un, un enfant enfin… se retrouvent en forêt pour un déjeuner sur l’herbe ; un été de canicule, là où la chaleur peut devenir mortelle. Journée en demi-teinte où, à même le sol et les agappes estivales se règlent les histoires banales de la vie. Soirée quotidienne à peine arrosée. Jusqu’à ce que la nuit noire livre passage à un feu venu de nulle part. Instant où le groupe déjà divisé réalise qu’il était fait de singleton, de couples fissurés, d’histoires sans avenir… Moment où le feu, la lumière du feu, vient éclairer ces nuits que sont ces vies. Avec le jour dans la nuit, alors, l’histoire semble se remettre en mouvement, s’écrit autrement… dans la fournaise. Un peu comme si, au rythme d’un compte à rebours terrifiant qui sépare la vie de la mort, plus aucune pensée, plus aucun comportement, plus aucun geste… n’avaient d’autres sens que le « comment s’en tirer », « comment sauver sa peau » qui luit à la flamme. C’est là, à cet endroit de tous les choix, que les natures humaines se révéleront dans la nature calcinée. Là que le vivant se trouve mis en balance avec le survivant. Au terme du feu qui aura peut-être tout purifié, la parole des rescapés fera alors entendre un autre goût de la vie. De cette vie qui est revenue d’entre les morts et les flammes… et qui n’est toujours pas moins infernale. Vivre après ça ? Survivre à ça ? Taire ou révéler ce qui fut dit, pensé, fait, pas fait ? Recommencer comme avant ou oublier de vivre autrement ? Se résigner ? Penser la vie d’après comme une nouvelle chance ? Croire ou faire un deuil ?
La parole des survivants… celle dont on sait qu’elle est la parole des témoins… se cherche une voie parmi les souvenirs meurtris, les cadavres frais, un geste de solidarité oublié, une parole de trop, un aveu suicidaire… Pour ceux-là, l’avenir durera encore longtemps… commencera à chaque minute comme un temps d’éternité.
Un feu métaphysique est passé par là, précisément par eux. Et la peau rougie, la chair brûlée, la gorge asphyxiée, la mémoire intacte… ils et elles, infirmes nécessairement souffrant, s’inquiétent d’ici et maintenant. Car, c’est bien l’ici et le maintenant, après le feu infernal, qui est en jeu. C’est l’ici et le maintenant, le wanderer holderlinien, le souvenir incompressible, l’éloignement impossible et l’éternel retour à soi qui est à l’œuvre dans les échanges qui suivent. Aucun survivant n’est autre qu’un témoin. Et il n’y a plus entre eux aucune place pour le « comme jadis », pour le « comme avant »…
Plus que le français ne laisse entendre, il faudrait recourir à la langue allemande pour comprendre, peut-être que le « Abend Feuer » (le feu de la nuit) livre passage à un « Abenteuer » : une aventure. Celle d’une langue dénouée qui fait entendre après l’épreuve du feu toutes les voix.
Front de scène et tableaux…
Un long temps les comédiens en front de scène se déplacent le long de la rampe selon un circuit connu d’eux seuls, jusqu’au moment où l’on se dit que c’est la parole qui les déplace. Que la parole les bourlingue de cour à jardin, et qu’ils cherchent leur place. Ce premier temps est cocasse, se donne dans un récit et une narration qui ne laissent pas de place aux dialogues et fait entendre plutôt des paroles et des pensées intérieures. C’est un temps d’exposition au sens propre du terme où l’équivalent pourrait être un temps d’exécution. Ils s’exécutent et il faut entendre comment ce mot, chez Barthes, disait la menace qui guette celui qui prend la parole. Derrière eux, un immense gazon suspendu, comme une œuvre contemporaine, représente un pique-nique « Grandeur Nature ». Au plancher une nappe de petites ampoules éteintes couvrent toute la surface du plateau et jouxte une toile peinte, en fond, qui représente la forêt. C’est un long temps, dis-je, où le grave et le léger se donnent à temps égal et où chacun y va de sa confession rapportée. Temps d’aveu, en quelque sorte. Temps bilan d’une certaine manière. En costumes de ville dépareillés, les uns, les autres, Jennifer (Valérie Dréville), Oskar (Vincent Dissez), Thomas Gonzales (Flynn), Lamya Regragui (Miranda) et Laurent Sauvage (Paul), chacun leur tour, expliquent leurs vies mi-figue, mi-raisin et le pique-nique.
Un temps.
Bientôt, les ampoules vont s’allumer. Trois pas des acteurs en arrière les placent dans cette métaphore du feu. La toile peinte qu’est la forêt les entoure. Ampoules tirées vers les cintres et arbres sont le décor de la bande prisonnière d’une cathédrale de feu. Nouvelle narration, rares échanges rapportés au style direct. Ils et elles content la fournaise, les brûlures, l’asphyxie, la peur, l’isolement, l’oppression… Deux récits s’entremêlent alors qui croisent les vies intimes et la peur de ne pouvoir s’en sortir. Temps des langues qui se délient. Temps où il n’est plus temps de se mentir, de laisser au discours le temps de travestir les vérités brûlantes. Temps de vérités, en quelque sorte.
Au tableau suivant, un retable est mis en avant qui montre une caracasse grise découpée, calcinée. Le feu a passé et le groupe a survécu, ou presque, mais quelque chose est apparue de l’ordre de solitudes à venir.
Le blanc clinique fait alors son apparition, un grand cube blanc, ouvert… où l’on ne se parle que par téléphone interposée, répondeur et messagerie en alerte permanente. On ne se parle pas encore ou presque. On s’essaie à l’approche de l’autre. C’est à ce moment-là, enfin et après cet épisode, que le dialogue s’invente, difficile, rugueux, désirant… fait de reproches de haines, de souvenirs. Le feu passé laisse un groupe recomposé
Construit sur le principe de strates, le travail de Norday procède d’une forme théâtrale archéologique où chaque tableau raconte un état et une étape de déconstruction puis de reconstruction. Théâtre où l’acteur est le porte-voix de dialogues intérieurs qui viennent à la surface. Travail de récitants qui les place tous au plus proche d’un tragique quotidien ponctué de Presley et des mélodies de Kate Bush. Mais, et pour autant que l’on pourrait s’arrêter juste là, c’est aussi alors que Tristesse animal noir s’étire sur un mode réaliste et métaphorique, voire allégorique, une œuvre construite sur le principe d’un amalgame. Amalgame de formes artistiques qui d’un art contemporain au dessin, d’un blanc postmoderne à un retable narratif, d’une composition abstraite à une peinture figurative… fait du plateau du théâtre un dispositif. Un lieu d’exposition.