Nos enfants nous font peur… (quand ils n’ont pas grand chose à dire)
Après Cannibales qui a rencontré un large public, Bobee et Cheneau prolongent leur travaux sur les questions de l’intime et du politique, sur le rapport qu’entretiennent les jeunes aujourd’hui avec leur identité et poursuivent activement leurs recherches théâtrales et chorégraphiques « au plus près du plateau ». Nos enfants… est le fruit d’une commande d’écriture du Centre Chorégraphique National de Caen pour son festival « Danse d’Ailleurs » avec pour thématique l’Afrique. L’auteur s’est donc emparé de ce qu’il y a d’Afrique « visible et invisible » en lui, autour de lui et dans la société française. Ce matériau a servi de support à la proposition scénique envisagée par D. Bobee en étroite collaboration avec le chorégraphe congolais D. Bidiefono.
Le tamdem David Bobee/ Ronan Chéneau et DeLaVallet Bidiefono présentent leur dernière création « Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue » au C.D.N. de Gennevilliers du 24 janvier au 14 février 2009. Il convient d’emblée d’affirmer clairement deux points, le premier est qu’on peut regretter vivement que les créations d’une des équipes bas-normande les plus stimulantes, et qui bénéficie d’un large succès en dehors de nos frontières, ne voient pas le jour dans notre région (CDN, CDR…) qui semble tourner le dos à cette jeune équipe obligée de s’exiler dans le réseau national où elle est accueillie à bras ouverts. La deuxième précision est que David Bobee est à n’en pas douter, un des metteurs en scène les plus talentueux de sa génération.
Un plateau nu, gris et froid, hall de transit standard où se croisent dans un subtil défilé sans jamais se toucher ni même se regarder des dizaines de badauds, drame de nos sociétés contemporaines aseptisées dans un flux hyperactif où la peur nous empêche de ralentir, de nous arrêter, de regarder l’autre semblable qui marche à côté, tout prêt et que pourtant tout semble éloigner. Tout est dit, en une image. Le bal est ouvert par l’auteur, présent sur le plateau, qui introduit lui même le propos en lisant ses propres textes. Cette présence est audacieuse, le risque est à saluer même si la prestation est crispée, mais l’auteur n’est pas acteur et il ne cherche d’ailleurs pas à le jouer, l’acteur, alors on ne saurait lui en vouloir pour ses quelques maladresses et passages en force. Il porte sa parole puis la partage, la distribue aux interprètes sur le plateau qui s’en saisissent à merveille pour la mettre en chair, en musique ou en corps. Si le va-et-vient est parfois un peu trop illustratif, l’articulation est assez juste dans l’ensemble. Danseurs africains et interprètes français se mêlent avec équilibre dans des choeurs parfaitement ajustés. Le sens du rythme et de l’espace est d’une très grande maîtrise.
Le voyage qui commence avec un savoureux Aznavour en playback « emmenez-moi… » par un des interprètes africains, derrière lequel des bagages défilent sur un tapis roulant, connaît néanmoins quelques ralentis que la présentation formelle ne suffit pas à compenser. On ne reviendra pas ici sur le caractère subtil du langage pluridisciplinaire poussé avec finesse par David Bobee, qui ne se contente pas de superposer un peu de cirque un peu de danse un peu de théâtre sous forme de prozac, mais d’allier dans un même élan ces formes d’expression qui font corps sur le plateau. Malgré les multiples reprises du précédent spectacle, il y a du grain à moudre de ce côté-là, même si la superposition d’images (fussent-elles fringuantes) finissent par user le spectateur qui en prend plein les mirettes, une image chassant l’autre jusqu’à saturation dans un zapping qu’il conviendrait d’épurer.
Là où le bât blesse, c’est dans ce cri, ce cri générationnel dont sont porteurs et dans lequel s’enferment ces artistes trentenaires. Au fur et à mesure que le texte avance, on se lasse de la faiblesse du discours qui n’a rien de politique mais se résume à des incantations péremptoires sur le mode « on est gouverné par des cons », « Sarkozy est un salaud »… Si ça et là, de façon éparse et sporadique quelques fulgurances apparaissent et des formules bien senties font mouche, notamment dans la première partie, l’ensemble de la copie est plutôt contre-productive et se complaît dans une forme de nombrilisme adolescent faussement sardonique et vaguement politique que Pierre Jourde qualifierait de « littérature sans estomac ».
La peur est bien réelle dans ce pays, des lois liberticides voient le jour et la chasse aux sans-papier s’intensifie. On peut et se doit de le dénoncer, on peut se poser la question de la dissidence ou des modes de résistance, mais d’une façon aussi caricaturale ce n’est pas éclairer le spectateur et encore moins l’habitant de Gennevilliers qui oserait franchir les murs de ce théâtre – à ce propos on peut souligner le courage et le réel engagement de Rictus auprès de sans-papiers dont ils sont les parrains actifs – mais le texte, trop bavard, vient brouiller des images dont la capacité de suggestion est largement éprouvée. Quand malheureusement le texte déteint sur l’image, cela donne des « séquences-émotion » surlignées par une musique appuyée dont le propos consensuel est d’un moralisme douteux. Cela se traduit par une litanie de bonnes intentions, où un noir embrasse une blanche. A ce titre, les publicités United Colors of Benetton étaient bien plus radicales. Il conviendrait peut-être de méditer ces quelques propos de Jacques Rancière qui font écho à son dernier essai « Le spectateur émancipé » (éditions La Fabrique) :
« Il fut un temps où l’art portait clairement un message politique et où la critique cherchait à déceler ce message dans les œuvres. (…) on pensait alors qu’en montrant certaines images du pouvoir on ferait naître chez le spectateur à la fois la conscience du système de domination régnant et l’aspiration à lutter contre. C’est cette tradition de l’art critique qui, selon moi, s’essouffle depuis vingt-cinq ou trente ans.(…) un art critique est encore possible mais à condition de bousculer les stéréotypes et de changer la distribution des rôles… ».