Ô ma mémoire-La poésie : de salon
mis en scène de Kevin Keiss, avec Sarah Lecarpentier, Simon Barzilay
Comédie de Caen
La Manufacture, Avignon Off 2018
Au plateau, comme Madame au salon, Sarah Lecarpentier reprend Ô ma mémoire-la poésie, une nécessité de Stéphane Hessel dans la mise en scène de Kevin Keiss. Une petite heure où la petite fille de Stéphane Hessel (comme elle se présente), sur le mode autobiographique, raconte son illustre grand-père à la première personne, depuis qu’un jour de 2010, il livra Indignez-vous aux éditions Indigènes. Opus moins vivace que le Que faire ? de Tchernychevski, mais qui, les médias aidant, a connu son heure de gloire. C’est à la Manufacture, produit par la Comédie de Caen-CDN de Normandie, et ça s’inscrit dans la série des portraits (4), de personnes médiatiques ou célèbres, ou produit de l’industrie culturelle.
19H35. Les rues avignonnaises se vident sensiblement comme on dit quand c’est manifeste. Et comme les rues, les lieux de diffusion vont souffrir du match France-Belgique. Même la buvette de la Manufacture, qui a disposé un grand écran pour la retransmission de l’événement, semble faire concurrence à sa programmation. Effet immédiat, la salle sera partiellement vide, peuplé par une bonne trentaine de spectateurs venus voir, en curieux, O ma mémoire-la poésie : une nécessité, ou quelques extraits des 88 poèmes trilingues publiés au Seuil en 2005. Un cadeau qu’Hessel se fit à lui-même pour ses 88 ans, en quelque sorte, pour celui qui est né en 1917 et a connu, avant la notoriété engagée, une histoire européenne violente et chaotique (guerre, déportation, résistance, vie d’ambassadeur et de diplomate, proche collaborateur de Mendes France, de Rocard, membre du « collège des médiateurs pour les sans-papiers de Saint Bernard, auteur à succès… ). Mais laissons-là la vie d’Hessel que le public découvrit sur le tard en figure de sage qui s’inscrit dans la lignée des D’Ormesson et autres « vieux » qu’une certaine France prise, comme si elle accomplissait, en écoutant, en lisant ces pépères littéraires, son voyage initiatique vers un humanisme bon chic, une spiritualité bon genre qu’elle découvre. Et si ces lignes taquines peuvent choquer, tant mieux. La vie d’Hessel ne lui appartient pas, c’est l’événement qui l’a déterminée. En revanche, on peut s’incliner sur les choix historiques qu’il a fait, qui l’ont fait.
Mais revenons à la petite fille Sarah Lecarpentier, à la « petite fille de… » qui rentabilise l’héritage et la gloriole d’Hessel. Intermittente qui achèvera son spectacle en rappelant tous les lieux où elle joue cet été dans le festival, plutôt qu’elle ne rappelle la fragilité du statut des intermittents toujours menacé (ce que fit Caroline Arrouas dans Portrait Bourdieu, lui aussi produit par la Comédie de Caen [1]
Dans un décor épuré, tous les éléments rappellent un salon d’aristo (guéridon, lampe de chevet avec pied en étain, tasse à café et soucoupe en porcelaine, fauteuil). Jusqu’au rideau couleur crème tiré en demi-cercle qui semble cacher le paysage et l’avancée d’un bow-window, jusqu’au synthétiseur qui délivrera exclusivement les notes délicates d’un piano, tout est symboliquement attaché à un cadre de vie, celui de l’enfance de Sarah Lecarpentier qu’on imagine sur les genoux de son grand-père, l’écoutant disserter sur le monde, la mort, la vie… la poésie. C’est presque touchant, et si cette impression devient manifeste, c’est parce que la comédienne « reçoit ». Oui, elle nous reçoit ou « fait société », en commençant par offrir un verre de rosé à chacun des spectateurs qui pourraient croire qu’ils sont ses invités.
L’entrée en matière, bien que la dame porte le jean et la marinière, se fait sur le mode de la confidence enjouée sur le choix de son prénom et nom « Sarah Lecarpentier », normande qui, de fait, ne rappelle pas grand-chose de Stéphane Hessel. Tout aurait pu s’arrêter-là, mais dans les familles cultivées, et peut-être même initiées à l’oulipisme, on joue avec la langue. C’est connu. Alors, elle nous livre la clé, le césame : initiales du prénom et du nom forment phonétiquement le patronyme du célébrissime papi. « S.L », Oh merde alors. S.L, ça fait Hessel (mais seulement dans cet ordre-là). Et Kevin Keiss… ça fait quoi ?
La suite, la suite est une succession de remarques qui croisent quelques-uns des 88 poèmes avec la vie d’Hessel et ses commentaires sur les poèmes qui l’ont aidé à traverser une vie. Remarques biographiques et littéraires s’entrecroisent autour de Victor Hugo, d’Apollinaire, de Rimbaud, d’un mot de Rilke (en allemand), de Shakespeare (allusion au théâtre et à la vie) quand elle cite la tempête « We are such stuff as dream are made one », etc. Le « must », sans doute le moment où évoquant Edgar Alan Poe, l’interprète qui joue son grand-père, rappelle qu’elle aime cet auteur parce que « POE » cela nous rappelle que c’est les trois premières lettres de POEsie. Oh merde, alors ! Ça c’est impressionnant. Et Verlaine (y a pas au programme), c’est beau parce que les trois premières lettres rappellent le VERs.
Peut-être y avait-il un certain plaisir à entendre la lecture de ces auteurs majeurs. Peut-être y avait-il aussi, in fine, la volonté de faire entendre une intimité de Stéphane Hessel avec la poésie (et aussi sa petite fille)… Peut-être, mais les gloses périphériques à la lecture relevaient bien souvent d’une naïveté puérile, voire parfois à ces objets incroyablement fades qu’étaient les Lagarde et Michard.
Et d’ajouter qu’à ces séquences poétiques mises en voix, parfois chantées et accompagnées au « piano » par Simon Barzilay, Sarah Lecarpentier ajoute ses propres poèmes (« no comment », pas encore grand-père)
Alors c’est presque mignon tout ça. Presque parce que c’est, comme on dit, pavé de « bonnes intentions ». Et puis, c’est presque audacieux aussi.
Presque, parce que ça fait entendre de la poésie. Mais justement, ce n’est que « presque ».
Et de regarder tout cela, et d’entendre tout cela, aussi, d’un autre point de vue. On dirait un point de vue critique, car en définitive, ce qui ressort de ce travail, c’est aussi l’exposition d’un certain milieu, avec ses codes, avec sa culture classique écrasante, avec ses jugements nourris de certitudes et de bons goûts, avec son rapport de surplomb au monde quand on est bien né. Ne nous leurrons donc pas sur ce travail qui reconduit et voue une admiration à ce monde-là. Ce monde auquel appartient S.L..
Et imaginons un instant que l’on change de milieu, qu’on le change. Que l’on s’indigne ? Non, pas que l’on s’indigne justement, mais que l’on se révolte. Imaginons que l’on ne veuille plus que le spectacle vivant promeuve le patrimoine (patrimoine littéraire, muséologie des patronymes panthéonisés, etc). Imaginons que la mémoire est un frein, parfois. Imaginons, par exemple, et une dernière fois, que l’on préfère ce vers d’Holderlin qui nous mettrait sur la voie « qu’au retour du silence qu’une langue naisse » puisqu’Hessel cite Holderlin, mais ailleurs.
Imaginons que l’on rende audible les poèmes écrits par la classe ouvrière, la littérature du prolétariat. Imaginons encore que la poésie ne nous conduise pas à penser l’art comme un point de résistance. Hessel, par la voix de sa petite fille dit, « Résister, c’est créer ». Imaginons autre chose…
Imaginons un autre grand père. Le grand-père de la majorité d’entre nous. Le mien était résistant, prolo, et il me lisait Marx « un spectre hante l’Europe ». j’avais 5 ans. Et il me parlait des fantômes que nous entretenons aussi. Il me parlait de la pensée colonisée, de cette manière que la culture a d’être un enjeu plus grand que le beau, plus important que le dévoilement de la vérité. Il me lisait aussi le journal… et m’invitait à penser que le monde imaginaire était là, dans le journal, et que ça pourrait être autrement que ce qui est écrit.
Oui, c’était mignon ton truc Sarah. Mais le plus intéressant, finalement, c’est quand tu conduits ton travail vers le cabaret et que tu te mets à écrire ta poésie. Parce que, et comme René Char l’écrivait (tu te souviens de René Char que tu évoques et qui nous vaut un commentaire « je n’ai jamais réussi à mémoriser René Char »), bref René Char écrivait « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».
Le monde est à inventer.
B.Y. (Initiales Nom et prénom) de celui qui a tout écouté.
Nb : nous ne saurions trop recommander la lecture de la revue Incertains Regards, notamment le numéro 7, publié aux Presses universitaires de Provence. Il contient un enregistrement (soixante minutes) de Julien Blaine, poète et performer.