ON EMMA DANTE.
Présenté à la Criée, Pupo di zucchero, la fiesta dei morti d’Emma Dante fut un peu malmené à la reprise du festival d’Avignon en juillet 2021, au gymnase du lycée Mistral. Quelques trépanés du sensible, et autres bureaucrates et pisse-froid du bon sens, décidaient d’y voir entre autres un geste trop caricatural ; là où Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout (Pasqualino), Sandro Maria Campagna (Pedro), Martina Caracappa (zia Rita), Federica Greco (Primula), Giuseppe Lino (Papà), Carmine Maringola (il Vecchio), Valter Sarzi Sartori (zio Antonio), Maria Sgro (Viola), Stephanie Taillandier (Mammina), Nancy Trabona (Rosa) figurent les clowns, joyeux et tristes d’un conte, une divine comédie à la manière d’Emma Dante… Laquelle revient régulièrement au conte, à son « pouvoir germinatif » comme l’écrit Benjamin, avant d’ajouter que c’est la forme « où la mort est la sanction de tout ce que relate le conteur ».
Devant une pâte à pain destinée à devenir le Pupo di zucchero (une poupée en sucre que l’on confectionne le jour de la fête des morts et qui permet d’entrelacer les mondes : celui des vivants et celui des trépassés que l’on appelle aussi « Monde à l’envers »), un pauvre diable, âgé, se désole de ne pas arriver à la faire lever, comme si son avenir, ou les lendemains qui chantent, en dépendait.
Dans son dos, tout à côté de lui, à son oreille sans qu’il les voie, ni qu’il en soupçonne la présence, trois femmes moins sœurs tchekhoviennes que Parques romaines espiègles et dévouées à l’ange de vie comme à celui de mort lui murmurent et lui chantent, comme à tout mourant, qu’il est temps de se préparer… Alors par une sorte d’alchimie comme seuls les contes en maîtrisent les principes insoumis, le vieil homme se met à dialoguer avec lui-même et ses souvenirs qu’il rassemble et met en ordre, comme on se met en règle avec soi-même au moment du voyage sans retour. Pupo di zucchero commence ainsi par un tour de magie qui délivrera le paysage d’une vie peuplée d’épisodes sombres et heureux, enjoués et ténébreux, fait de naissances et de morts où, dirait Pontalis, « nos amis disparus nous murmurent : viens vite nous rejoindre ».
Le pauvre diable entretient ainsi, en cette veille du 2 novembre où l’on célèbre les défunts, quelque chose du « Parrain » qui au terme de l’existence, perdu dans ses pensées ou happé par quelques somnolences, voit revenir à lui sa famille composée désormais de revenants. Et c’est cette épopée intérieure mentale qu’Emma Dante convoque et expose dans une série de tableaux familiers, étranges, drôles, surréalistes, déformés… où, par sauts brusques, défiant toute chronologie, usant de séquences métaphoriques et de motifs analogiques qui se juxtaposent sans liens avec la logique, elle fait surgir sur le plateau les épisodes clandestins et intimes d’un album de famille décousu.
Images, Sons, Couleurs, Mouvements… il n’est de signes assignables à une seule fonction et Emma Dante qui s’en empare les fait jouer entre eux dans l’espace théâtralisé. Elle les déforme, les transforme, les prive de leur rapport au conforme, parce que la mémoire, territoire de toutes les métamorphoses, est le lieu plastique et élastique qui peut donner vie à l’illimité, à l’inimitable et s’écarter des limites de la raison. Car la mémoire est le lieu du souffle et de la démesure. C’est le lieu de la réécriture, le lieu aussi de l’invention et de la fiction que fut le désir de vie… ou quand la mémoire, si elle est travail et lutte contre l’oubli, est aussi l’espace de transfiguration des petits événements du quotidien. Lieu de transformations donc et des menus arrangements avec l’authentique et l’original, la mémoire fabule fabuleusement, affabule fiévreusement et trouve des couleurs insoupçonnées à ce qui manquait de sel. C’est un piment et un pigment que la mémoire qui, loin d’être seulement le lieu du mémorial et du mémoriel, est également un atelier de construction, une forge scripturaire, un Wunderblock dirait Freud, un foyer de dépassement, d’embellissement, d’épaississement et de travestissement : le miroir déformant de « l’avant ».
Et aucune trace mnésique n’échappe à ce déploiement/redéploiement, à une autre échelle, des faits et des réalités d’hier vouées à de surprenants amalgames dès lors que la mémoire (l’aurait-on oublié ?) ne se livre qu’à travers le langage. Et donc le jeu qui, à l’exercice dans le langage, n’obéît à aucune règle, aucune loi, aucune foi.
Emma Dante n’ignore rien de tout cela.
Alors une nappe chamarrée qui recouvre une table absente peut bien devenir une robe de soirée ou le linceul dans lequel se drapent des « enfants » en mal de peurs hystériques et de rires déments. Alors une étreinte amoureuse sincère et passionnée peut aussi se scinder, le temps d’une seconde qui bascule, en un geste de crainte qui ne protège pas de la jalousie haineuse aux pieds bottés qui frapperont le ventre utérin jusqu’à la mort. Alors un atelier d’initiation à la cuisine peut bien dégénérer en une cour de récréation où une boule de pâte à pain devient balle de jongleur. Et de regarder la farine qui vole en tous sens comme des paillettes décolorées, et la voir redescendre lentement, comme suspendue aux branches que forment les courants d’air, comme une cendre fanée ou les restes d’un feu d’artifice des pauvres. Alors une bande de danseurs aux déguisements de soirées festives d’aujourd’hui se regarderont comme la descendance des interprètes de la Commedia dell’arte.
Et toutes ces scènes furtives se regardent non pas comme une suite cohérente, mais à chaque fois comme des instantanés ou des « instants damnés » par l’issue fatale. Rire, peut-être, à ce que d’aucuns perçoivent comme un matamore. Le voir tel un animal qui fait le beau ou tel un paon qui ferait la roue et se rappeler que la « roue tourne » ou que l’amour meurt aussi. Le regarder comme celui qui danse sa solitude ou l’expression d’un désir mal entendu lui qui frappe rageusement du talon le sol.
Regarder la corde qui barre la scène sur laquelle tire le pauvre vieux diable non comme un fil qui le retient à la vie, mais bien comme l’image de l’usure de celui qui « a tiré sur la corde ». Sentir chez Emma Dante, le rapport étroit qu’elle entretient à la « vie usée » puisqu’aucun des épisodes qu’elle présente ne souligne autre chose que des « fins » ou des « en fin de »…
S’émouvoir aux pantins que portent les uns et les autres, ces ombres de soi inertes. Regarder la danse des pantins qui rejoignent un à un la penderie qui vient au dernier moment de la pièce. Regarder la penderie des pendus qui ont perdu toutes leurs couleurs. À cet instant, les regarder comme des peaux mortes, des enveloppes sans vie, et les spectres de tout ce qu’il y avait de vivants et de chaleureux pendant une heure durant… Les regarder inertes et voir le pauvre vieux diable seul, définitivement, s’endormir ou mourir, sous une croix, éclairée par une rampe de photophores rouges.
Et durant ce long moment qui court au final, peut-être se sentir être regardé par ces âmes mortes qui veillent. Regarder la rampe de petites flammes rouges comme cette autre scène, cette outre-scène. Les regarder pour ce qu’elles offrent en commun, à la salle… Et faire sien les chants italiens traditionnels de Rosa, Primula, Viola… Comprendre que l’on fait partie de ces sons familiers ; qu’un Pasqualino, une Rita, un Antonio, une Mama… ne nous sont en rien étrangers. Et saisir, alors, que le temps d’une heure, le temps de Pupo di zucchero, La Festa dei Morti, nous étions de la fête aussi, « celle du temps qui passe » : le Verganglichkeit.
Tout cela, Emma Dante l’aura modelé à la manière des Contes de Giambattista Basile, imbriquant, dans le motif central qu’est le pauvre diable à bout de souffle qui se regarde comme une allégorie de l’existence, un ensemble d’épisodes et de détails de la vie qui en sont les figures métonymiques. Jouant ainsi d’un art du conteur qui, rappelle Benjamin, « consiste pour moitié à savoir rapporter une histoire sans y mêler d’explication ». Tout cela, elle l’aura installé sur le plateau qu’est la scène, jouant du contraste entre arrêt sur images et visuels en mouvement. Soulignant ici un album de famille où l’image photographique qu’elle travaille écrase l’imaginaire, quand les images en mouvements le libèrent. Faisant ainsi exister, sur un même plan le transitoire, l’éphémère, le permanent, le continu, une iconographie de la vie et une iconologie des destins individuels.
Le laboratoire des identités…
À quelques pas de la salle, en sortant de Pupo di zucchero, on croisera alors une curieuse installation veillée par quelques jeunes femmes aux gestes d’attention. Et tandis que les spectateurs s’enhardissent à aller au-devant d’elles et qu’ils s’approchent de ce qui ressemble à un orgue à parfums, elles accompagnent avec douceur les gens vers cette boutique métaphysique. Là, devant quelques tarots énigmatiques disposés en surplomb de sables de couleurs, on nous invite à faire un choix rimbaldien pour désigner ce qui aurait à nos yeux une importance dans la vie. La curiosité, la famille, les liens du cœur, les liens du sang, les terres d’origine, les lieux familiers, les souffrances, l’œuvre d’une vie… Au terme du parcours, c’est un mixte de couleurs qui forme un portrait. Sans doute, dans la foulée de Pupo di zucchero, les petites mains qui choisissent entre les grains de sable, ont-elles en mémoire ce qui relève de l’important, du superficiel, de l’essentiel… M’éloignant de cet atelier d’alchimistes où figure maintenant une multitude de flacons qui forme une constellation d’états d’âme, l’image de ces étudiantes en Master de Médiation culturelle des arts à l’université d’Aix-Marseille me donne à penser qu’il y a encore des gens qui ont le souci d’un geste simple. Un geste qui mutualise des pensées intérieures lesquelles prennent forme dans des couleurs.