Ordinary people… simplement simple.
Ordinary People, mise en scène Jana Svobodova et Wen Hui
théâtre Benoit XII. Festival d’Avignon.
C’est aux Printemps ! À chaque fois au Printemps que les peuples, les « gens ordinaires » viennent à se soulever. Avec Ordinary People, présenté au Théâtre Benoit XII, Jana Svobodova revient là-dessus, mêlant les événements de la place Venceslas de Prague en 1969, et ceux de la place Tien’anmen en avril 1989. Au plateau, dans un rapport au performatif, interprètes chinois et tchèques se mêlent à l’endroit du chant, de la musique, du mouvement, d’un espace gestuel mentalisé et cérébralisé où comme le dirait Haruki Murakami, dans un bureau du théâtre de la Colline, se confiant au Monde : « mon travail consiste à proposer des textes, pas à trouver leur sens ».
Oh, il y aura bien deux trois critiques (notamment ceux de la « vache » que l’on pourra entendre sur le podcast de l’Écho des planches) qui, largués devant Ordinary People, décrèteront que le travail scénique de Svobodova relève d’un théâtre postmoderne ou postdramatique tel que l’a défini, à « la va comme je te pousse », Hans Thies Lehmann. Paresseux collègues que ceux-là qui, branchés communication, articulent l’œuvre d’art à la seule capacité à signifier. C’est vrai que c’est pratique de fantasmer ce couple autoritaire (que sont « signification et communication ») et de le marier à l’œuvre qui devient « message ». C’est vrai que c’est pratique et dès que ça semble ne plus marcher, alors ça deviendrait post-moderne ou post-dramatique. De quoi rigoler, vraiment. Et c’est tout aussi drôle que de lire parmi les plus intelligents que si le post-truc est là, c’est parce que l’économie libérale en serait le ferment. C’est drôle ça !
Bref, à regarder Ordinary People, on se retrouve face à une chose. Oui, disons-le comme ça. Une chose protéiforme où, le bout de concert rock du début, puis le jeu avec les barrières de chantier et/ou de protection, puis les cartons que l’on déplace et sur lesquels s’impriment des « codes barres », etc… jusqu’à ce que ça danse et que ça chante à nouveau au final parce qu’on est dans la coulisse… fait que la chose conserve son rapport à l’énigme et à la complexité. C’est donc une chose que cet « ordinary people » dont on doit avouer qu’elle signifie sans doute, mais sans qu’on sache quoi. Oui, ça signifie et pour autant, c’est plutôt complexe à appréhender. Autrement dit, les accoucheurs de signification sont dans l’embarras. Les traducteurs de sens sont dans la merde. Et le « chose » (comme ça qu’Heidegger nomme aussi « l’œuvre d’art ») s’échappe, s’écarte, se tient à distance. Ce qui est, au vrai, le propre de l’œuvre que d’être dans une distance, plus ou moins grande. Et cette distance, à l’aune de laquelle on mesure l’intimité, est le propre du rapport que le regard entretient à l’œuvre. La distance, oui, c’est-à-dire le sentiment d’être proche (et donc de comprendre) ou au contraire la distance qui nous tient à l’écart.
Mais débarrassons-nous du règne de la signification. Faisons cet effort une fois. Si la signification n’est pas de mise dans le rapport que l’on entretient à une œuvre, alors qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qu’on pourrait inventer et lui substituer ?
Il me semble, mais c’est peut-être trop demander aux autoritaires que sont les penseurs de la signification, qu’une œuvre c’est d’abord posé comme un point d’appui qui vient titiller l’imagination. On pourrait dire qu’une œuvre sollicite l’imagination créatrice du spectateur. Faculté qu’il possède et qu’il utilise trop rarement devant les objets complexes.
Du coup, exit Lehmann & co. Et Viva l’imagination créatrice. Problème, c’est qu’à cet endroit, les gardiens du sens rappliquent et déclarent que ça éclate la communauté. Or, comme le théâtre c’est la communauté, assemblée ou clivée, (vieille lune grecque reprise en chœur par les champions du théâtre politique), si la communauté, assemblée ou fragmentée (qui porterait en elle le trait de la dialectique unifiante par son contraire) disparaît alors le théâtre est menacé. Et voilà que réapparait le spectre du libéralisme qui menace tout. Communautés menacées = isolements et solitudes = stratégie du capitalisme sauvage.
Bref, Ordinary People c’est donc un spectacle libéral qui menace la communauté laquelle subit le postmoderne/postdramatique qui est l’une des stratégies du libéralisme…
Bon, on ne vous en veut pas. Mais privilégiant l’imagination créatrice, on pourrait regarder Ordinary people comme un exercice qui pose à vue, un truc central que sont les barrières de chantier et/ou de protection…
Intéressant d’y regarder de près ! Barrières, mot qui renvoie aux frontières et donc aux obstacles. Chantier, mot qui renvoie à un « en devenir ». Regardant Ordinary People, on pouvait d’un bout à l’autre regarder ce travail en songeant que le monde obéit à ces deux principes. Un ordre et un devenir. Le temps de la représentation, Ordinary People promettait donc de parler de ça. Cette manière qu’à Prague ou à Pekin, les obstacles sont communs et qu’ils nous obligent à ne pas abandonner un « en devenir » qui relève du chantier. Autrement dit, les obstacles nous imposent de nous mouvoir, de nous déplacer, de nous sauver. Dans cette perspective, ou en conséquence, comment imaginer une autre scénographie que celle du fragment, du discontinu, du syncopé… qui sont les figures politiques de l’échappatoire, de la guerilla… Pas d’autres possibilités pour ceux et celles qui sont sous surveillance que de travailler la mobilité, les espaces, les formes d’apparition…
Quant à la dernière image une colonne de carton (que l’on regarde comme un monolithe emprunté à L’Odyssée de l’espace), sous le joug d’un rayon lumineux, propose une zone d’ombre derrière laquelle des danseurs sont pris au piège, on peut voir distinctement que ce monde produit essentiellement des dispositifs de surveillance (fausses barrières de chantier et de protections qui sont autant de limites interdites qu’il faut dépasser). Des espaces de contrôle et de capture, en soi. Et quand soudainement, alors que le rayon lumineux ne cesse de se déplacer et donc d’augmenter la zone d’ombre ou de la diminuer, il ne faut pas tellement d’imagination créatrice pour comprendre que ce monde est hostile, dangereux, et violent. Le danseur qui tombe dans la lumière mirador est grillé. Et on le voit, le sent, le lit.
Ordinary people, c’était donc ça. Gracieux dans le mouvement, grinçant dans la musique. Une pièce sur la surveillance et le désir d’y échapper. Postmoderne ? Postdramatique ? Tout demeure incertain, mais avec un petit effort d’imagination, c’était simple à voir.
ps : aucun rapport avec Des gens comme les autres de Robert Redford. Amateur de cinéma s’abstenir.