Par les villages de Nordey : frères et sœur
Dans la cour d’Honneur du Palais des Papes, la pluie diluvienne vient arrêter Par les villages de Handke, mis en scène par Stanislas Nordey. Avatar du climat et du théâtre, on peut retrouver cette création un peu partout en France, à commencer par sa programmation au théâtre de la Colline.
Cher Jean-Pierre,
Je t’avais promis, lors du café que nous prenons régulièrement ensemble au bar du Théâtre, de t’adresser une critique en te nommant au commencement de ce que l’on nomme vulgairement un « papier ». Tu te souviens alors de ta remarque qui était venue immédiatement, puisque nous portons au théâtre et à ceux qui le pratiquent, un peu plus que le sentiment des spectateurs philistins. Le philistissisme dont parle Arendt, n’est pas notre lot et nous sommes « au-dessus » de ça. En substance, à l’occasion de cette remarque, tu m’avais dit : « Non, tu ne vas pas faire ça… et si tu le fais, il faut trouver le spectacle qui le mériterait ».
J’étais alors reparti, avec en tête, ton « non » et ce « il faut trouver », qui marquaient à la fois ton sérieux et, dans les contradictions qui peuplent ta vie, une rêverie illogique. Le hasard aura réglé la chose pour nous, car tu imagines bien que je pensais devoir oublier cette « critique épistolaire ». Le hasard, dis-je, car ce lundi 8 juillet, dans la cour d’Honneur du Palais des Papes, rien ne pouvait me laissait croire que c’est la mise en scène de Par les villages de Handke par Stanislas Nordey qui serait l’objet de mon adresse à toi, en préambule de cette nouvelle critique. Rien ne pouvait me le laisser supposer, sauf à savoir que vers 21H50, un déluge s’est abattu sur le public venu en nombre. Trombe d’eau, éclairs, vents… « la messe était dite » et après un temps d’attente, le travail de Norday, d’abord interrompu par, comme on dit, « le déchaînement des éléments », était définitivement annulé. Sur le plateau, Baudriller et Nordey, la « mort dans l’âme », donnaient le coup de grâce, bon gré mal gré, et il nous (les spectateurs) manquerait ainsi à vie les « un peu moins de trois heures » qui auraient dû nous conduire jusqu’au bout de la nuit.
Que faire alors ? Je t’avoue honnêtement que l’idée d’écrire tout de suite une critique ne m’est pas venue. Mais la nuit, qui porte conseil, en aura décidé autrement, et ce matin me voilà à t’écrire.
Oui, je sais, ça nourrira nos débats sur cette pratique qu’est la critique. Et j’imagine déjà nos « états d’âme »… Comment écrire sur ce qui n’a pas été vu ? (pas loin de trois heures, tout de même). Oui, ça poserait ou reposerait la question du « départ » du spectateur qui se permet de prendre la parole alors qu’il n’y était pas. Oui, je sais. Mais c’est tout de même un rien différent là. Oui, différent, car permets moi de le dire, j’étais dans l’adhésion de cette forme. Je voulais rester, mais on me l’a interdit. Je veux dire par-là, que c’est le théâtre qui a claqué la porte, et non comme habituellement, le spectateur. Et j’aimerais, tu me connais, théoriser cette exception. Et l’ayant théorisée, te parler de ce Uber die Dorfer dont il me manque la totalité.
C’est justement là, avec cette idée de « totalité » que ça commence. Oui, « totalité » ne veut, selon moi, rien dire puisqu’en définitive, on ne voit jamais tout. Oui, quand bien même on aurait assisté à tout, le regard, la conscience, l’attention… sont défaillants. Et je ne te parle même pas des interprètes et du processus de mise en scène qui sont, par nature, un « point de vue » qui se donne dans les voix et la scénographie. Le partiel, c’est donc cela qui est à l’œuvre dans la réception des œuvres. Si tu me passes ces premières remarques, il y aurait là, déjà, un premier argument recevable.
Par ailleurs, et il faut le souligner, mais les quarantes premières minutes de la mise en scène de Nordey ne sont pas le seul espace référentiel dont nous bénéficions. Et oui, Nordey a choisi un texte de Handke. Et le texte, je l’ai lu. Deux choses là-dessus, en guise de second argument. Il ne me manque donc pas tout puisque j’ai lu le texte. Mais, et tu le sais aussi, lire, ce n’est pas arraisonner le texte. Comme disait Barthes, si la lecture a un rapport à l’hémorragie, alors pour autant que j’ai lu quelque chose dans ce texte, je n’ai pas tout lu de ce texte. Il y a de la perte… C’est là un second argument et il vient consolider le premier. Ce que j’ai appelé le « partiel ».
Autrement dit, si on additionne les deux remarques que je viens de faire, « le handicapé qu’est le spectateur » et « l’insaisissable de l’œuvre », on peut en déduire que l’appréciation du tout : avoir tout vu, tout lu, tout entendu… n’est rien moins qu’une chimère.
La totalité est donc une chimère, voire un principe totalitaire mit en avant par les terroristes de la pensée globale. La nature des choses (aucun rapport avec Lucrèce) nous permettant de dire le contraire.
40 minutes de Par les villages, dans la cour d’Honneur du Palais des Papes, c’est donc peut être insuffisant, mais c’est finalement une sorte de « métaphore » du partiel que nous revendiquons et qui est récurrent à la réception.
Bon, j’imagine là-dessus qu’un propos universitaire mériterait d’être développé. C’est les vacances, et donc on s’en passera.
Reste à considérer maintenant ces « Quarantes minutes » et se permettre une critique à partir du texte lu et de la mise en scène que l’on considérera du point de vue du « partiel ».
Parlez villages
C’est bien le phonétique qui est à l’œuvre dans Par les villages et pour autant que la langue allemande le tait (Uber die Dorfer ne signifie rien d’autre que ce qui est écrit), la langue française, curieusement, fait miroiter le titre. Et la signification s’en trouve modifiée ou augmentée. Ainsi, alors que Par les villages, dès le titre, semble induire une marche et un itinéraire ; Parlez villages (ce titre imaginé ou entendu) laisse entendre qu’il y aurait quelque chose à avouer. Quelque chose à dire qui se donne sur le mode de l’injonction, de l’obligation donc. « Parlez » est ainsi une nécessité, un devoir, une exigence. Et dans cet acte de paroles, il y a, et c’est cela que nommera la pièce de Handke, une raison. A quoi, et peut-être faut-il y venir avec prudence, il faut ajouter la localisation de cette parole qui est tenue dans « Les Villages ». Et de se dire alors que quelque chose se joue entre deux mondes, l’un peut-être rural ou, en tous les cas, étranger aux êtres urbains. L’autre, loin des êtres de la terre, occupant un espace plus culturel que rural. Au commencement de Par les villages, il y a ainsi, dès le titre, un espace rendu à sa complexité duelle. Dualité ou schize, soit un état binaire. Et c’est, en règle générale, cette organisation du monde qui a règlé les « affaires sociales », sauf qu’ici, la frontière entre ces deux mondes est troublée par une histoire de famille où les membres de celle-ci, pour autant qu’ils se sont répartis dans l’un et l’autre des espaces, viennent du même territoire. Et si le deuil et la maison familiale sont deux des motifs de Par les villages, ils ne sont en définitives que des motifs secondaires puisqu’ici les membres : frères et sœur, viennent du même espace et se retrouvent presque à l’endroit d’un foyer, ou de ses ruines.
Ainsi, Par les villages commence à même la réunion de ce qui a été éclaté à l’endroit des ruines de ce qui a été. Aussi, Par les villages, est le texte de la transformation. C’est-à-dire ce qui a changé de forme, ce qui est au-delà de la forme connue. Et d’entendre dans le titre Par les villages, finalement, le préfixe allemand « Uber » qui signifie, entre autres, ce qui est au-delà. Comprenons aussi, ce qui est mort ou ce qui est rompu. Ce qui, d’une certaine manière, ne fait plus corps.
« Ne plus faire corps » serait ainsi le motif, peut-être principal, du théâtre qu’écrit Peter Handke. C’est-à-dire, et l’expression y renvoie, que Par les villages serait le poème dramatique où les uns et les autres, parce qu’ils ne sont plus liés, seraient à la recherche d’un corps à habiter. Par les villages donnerait ainsi à voir cette fragilité d’un corps à habiter, d’un espace où « faire corps » est tout à la fois une quête et un impossible. Gregor, Hans, Nova… et les spectateurs de cette quête impossible montreraient juste cela le temps du poème. Et il le montrerait dans le seul corps qui les maintient ensemble, encore, la parole : le corps de la parole. Corps sonore que celui de la parole, corps différé aussi, nécessairement fracturé entre celui qui parle, celui qui écoute et celui qui prendra la parole.
Voilà, peut-être que Par les villages est là en son entier. Dans un drame où « faire corps avec la parole », c’est tout à la fois être dans un engagement de soi à travers la parole, et simultanément adresser cette parole et soi, à un autre. Moment, dans l’adresse, où la parole offerte, ou donnée à l’autre, est prise parfois dans le rejet, le refus, le regret…
Et de comprendre, si notre hypothèse est recevable, que les longs monologues qui forment Par les villages, sont des paroles isolées, et en même temps, une parole réellement écoutée. Le monologue étant, et Handke de le souligner à travers son usage récurrent, le lieu d’un pacte où celui qui parle à besoin du silence de celui qui écoute. Ou le corps qui parle a besoin du corps qui écoute. Configuration expressive et vive, du « corps de la parole » scindé, mais dont aucun des partis en présence n’est étranger.
Sur la scène
Il y a, là, sur le plateau, disposées en ligne, des cabanes d’ouvriers… Elles sont fermées, anonymes, toutes identiques, toutes sans doute exigues, spartiates ou sans confort. Froides en hiver sans doute, chaudes en été certainement, frigidaire ou four vraisemblablement. Et ces agecos sont comme les signes d’un monde en mutation, un monde en chantier, à moins qu’elles ne figurent encore quelques métaphores du mouvement et du déplacement. Cabanes de nomades sorties de terre un matin, pliées au soir du chantier achevé. Abris provisoires… Abris d’ouvriers aussi et il n’est pas besoin de développer pour savoir à quelle enseigne ils sont logés.
Norday a choisi ici l’image la plus simple, la plus efficace pour camper la situation de Par les villages. Et d’un certain point de vue, les acteurs qui, dans les 40 premières minutes ne quitteront pas le front de scène, parleront à côté de ces cabanes, dans leur périphérie, dans leurs ombres, à la marge d’une architecture : « la maison familiale » moins stable. Image simple que celle proposée par Nordey, mais image juste puisque c’est finalement dans cette marge que l’on peut penser une forme neutre de territoire où la parole serait plus libre, peut-être une parole de vérité ou, et nommons la encore autrement, une parole de sincérité.
Voilà, les quarantes premières minutes, et nous n’en verrons pas plus, s’organiseraient sous cette tonalité de la sincérité. Et ça suppose sans doute un geste, une hauteur de voix, une présence physique, une maîtrise de l’écart et du rythme de la voix.
Alors quand Laurent Sauvage (Gregor) vient en front de scène et qu’il s’arrête (je peux voir son visage et ses mains, je peux regarder son costume gris. Il est à moins de trois mètres de moi), c’est tout cela que l’on observera. Tout cela qui se donnera dans un long silence qui aura été annoncé par quelques accords de guitare éléctrique mélancolique.
Un long silence ou la mise en place, moins d’une tension, que la nécessité d’une écoute. Un long temps silencieux ouvre ainsi la pièce (et Nordey, par ce silence immense fait presque oublier les premiers mots de Nova : Jeanne Balibar). Par les villages, c’est donc une attente, un silence et une attente ou, et ça serait une manière d’interpréter ce silence et cette attente, peut-être un temps laissé à la pensée muette qui n’a pas encore les mots ou prend le temps de les réfléchir.
Au terme de quoi, après le silence qui l’espace de toutes les activités mentales, Laurent Sauvage se mettra à parler. Et son timbre déjoue l’incarnation pour ne privilégier qu’une manière de dire presque et exclusivement constative. Et c’est peut-être là, encore, ce qui distingue Par les villages, dans le théâtre, puisque c’est la pièce où la valeur du constat est plus forte que les discours agressifs qui sont absents chez Handke. Le constat est la preuve. Et chacun parle sous ce format qui fait de la parole le lieu de l’explication, de la justification, et de l’accablement.
Quelques minutes plus tard, après que Annie Mercier (qui joue l’intendante) se sera amusé des premières gouttes d’eau, et que Stanislas Nordey, alias Hans, aura le temps de dire « je t’ai reconnu de loin à ta façon de te tenir »… la pièce est arrêté. Et elle s’arrête, dans un geste d’amitié et de fraternité d’acteurs, entre Sauvage et Nordey qui s’étreignent connaissant l’issue et le résultat de la pluie qui tombe drue. Et si Sauvage et Nordey, les acteurs, sont complices, juste en les regardant, le spectateur pouvait comprendre que tout allait finir là, dans cette étreinte complexe où le corps appelle le corps du frère.
Les quarantes minutes sont écoulées. Par les villages est interrompu… et ne reprendra pas. Reste au spectateur que je suis, les premières minutes, et le souvenir de ce silence, de cette attente de Gregor. Moins un silence, qu’un temps où la parole couchée de la lettre (ça commence par une lettre reçue) faisait son chemin dans l’esprit de Gregor. Moins un silence, donc, qu’un acteur jouant une écoute intérieure, la voix d’encre de cette lettre qui se faisait entendre en lui. Et le regardant, je songeais que Gregor était habité par son frère, à vie. Et qu’il y avait là, sans doute, quelque chose d’une Saudade… Et j’imagine que la justesse de cette scène et de ce geste de retenue, de parole donnée à entendre dans le silence, serait le signe d’une mise en scène qui multiplierait ces formes subtiles et délicates. Ou quand le théâtre, dès lors qu’il est adresse, passe par tous les chemins de l’être, simplement. Et on espère que c’est ce mouvement qui aura été reconduit, jusqu’au bout d’une nuit qui aura été écourtée.