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Partager Le Chagrin d’Hölderlin – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Partager Le Chagrin d’Hölderlin

Juste le temps d’esquisser un duo de solitudes sans l’imposer ni l’installer, cette petite forme d’une heure et quart nous emporte au lointain comme peu de « grands » spectacles.
Si elle donne plus que jamais le désir de passer de longues nuits à lire son œuvre, Chantal Morel ne demande pas même de connaître le nom du poète allemand pour qu’on soit effleuré par sa proposition, sentir le tact si rare, délicat et subtil qui s’épanouit dans le jeu d’Élisa Bernard et d’Héloïse Zahedi : une adresse qui est un contact au cœur d’une distance, une pudeur et une discrétion qui n’appuient sur aucun effet mais nous donnent une solitude en partage.

©Sylvain Lubac
Mais comment partager la solitude essentielle d’Hölderlin, son « chagrin », celui d’un poète qui a refusé de faire taire l’enfance en lui, cette part silencieuse qui ourle la parole des parents, des maîtres et des philosophes ? C’est une vie à la fois singulière jusqu’à l’idiotie et universelle jusqu’au sacrifice. Elle nous est parvenue lacunaire ou embarrassée de témoignages : perte d’un père puis d’un beau-père, mère très pieuse, séminaire avec Hegel et Schelling, enthousiasme révolutionnaire, rencontre avec Schiller, embauche comme précepteur dans une famille où il tombe amoureux de la maîtresse de maison, découverte du rythme syncopé du vers, révélation de l’éloignement réciproque des dieux et des hommes, traduction de Sophocle, incompréhension des amis, folie, internement, puis trente-sept dernières années passées dans la tour d’un menuisier et de sa fille ‒ part la plus énigmatique d’une vie césurée.
Zimmer, menuisier, a sans doute été le lecteur qu’aura toujours rêvé Hölderlin : au lieu des philosophes et psychanalystes qui n’en finiront pas d’accaparer ses poèmes, un homme du peuple subjugué par le roman Hypériontombé entre ses mains au hasard. C’est une scène de lecture inouïe, une rencontre improbable entre l’homme du bois et le papier du livre. Elle déjoue la rigueur des assignations sociales et la circulation restreinte des choses écrites. C’est comme si Élisa Bernard et Héloïse Zahedi retrouvaient cette fraîcheur native qui était celle de Zimmer face à une œuvre dont la radicale précarité recèle une puissance d’affirmation outrepassant tout ordre social. Elles reprennent aussi à leur façon le rôle de Lotte : sœur, fille, mère ou amante, peu importe quand il s’agit de veiller patiemment sur une vie et une œuvre encloses dans leur secret.
Alternant récits et moments vécus, rêveries à partir d’hypothèses et rappels d’épisodes avérés, c’est bien à une veillée que nous sommes conviés, au seuil d’une auberge qui évoque tour à tour un cocon familial vite étouffant, une cabane propice au jeu d’enfants, un séminaire de théologie et de philosophie, une maisonnée bourgeoise, une chambre d’écriture ou un salon mondain. Construite de bric et de broc, assemblage de morceaux de bois, elle semble habitée depuis quelques siècles. Le bois est un matériau simple, chaleureux, pauvre : celui du plateau de théâtre et des quelques bancs où nous nous serrons le soir de la première. On fait cause commune.
La proximité entre salle et scène, le volume à échelle humaine qui les englobe, suscitent une intimité, permettent ce contact qui n’abolit pas la distance et ce jeu tout en retenue. L’auberge apparaît comme l’expansion du corps des comédiennes, une seconde peau ajustée à leurs déambulations. C’est aussi un espace mental qui tantôt se fait labyrinthique et se dilate infiniment, tantôt se concentre sur une écriture qui trace son chemin sinueux. Mais l’espace le plus cher à Friedrich est littéraire : un pupitre en bois repliable, manié avec précaution, toute sa fortune.
Pendant les répétitions de Bérénice en 1984 à la Comédie-Française, Klaus Michael Grüber ‒ qui avait monté Empédocle et Winterreise d’après Hölderlin dans les années 1970 ‒ donnait aux comédiens cette indication désarmante : faites entendre « le grattement de la plume de Racine sur le papier ».
C’est ce que font entendre très concrètement Élisa Bernard et Héloïse Zahedi lorsque sur le pupitre s’écrit ce qu’on ne sait pas encore avoir trouvé, mais aussi dans la moindre parole : plutôt qu’une prise, une déprise de la parole trop articulée ou assurée d’elle-même.
À ces voix bordées par le mutisme d’une écriture, à ce théâtre vivant parce qu’il se sait brûlure de l’éphémère, s’entremêlent subtilement des enregistrements sonores, toutes les ressources suggestives du théâtre radiophonique. Plus qu’un accompagnement musical propice aux ambiances et autres atmosphères, ces enregistrements ‒ un poème d’Hölderlin en allemand, le bruissement d’un ruisseau, quelques notes de violon, les sabots d’un cheval, une injonction maternelle… ‒ sont les partenaires invisibles des deux actrices, parfois aussi leur dédoublement spectral. Spatialisation sonore et justesse tonale ménagent autant d’alvéoles où l’imaginaire de chaque spectateur peut venir se lover.
Les deux actrices se partagent tous les rôles par simples changements à vue de costume, dans une économie de moyens, un choix méticuleux de chaque vêtement, de chaque accessoire, qui les imprègnent d’un vécu passant tout discours.
J’emporterai avec moi longtemps ce moment de complicité où assises face à face sur le rebord d’une fenêtre, front contre front, bougie et livre au milieu, elles lisent à voix haute un même passage : s’y rejoignaient la mélancolie d’un Georges de La Tour et l’espérance révolutionnaire de 89.
J’emporterai avec moi longtemps ce moment où Friedrich et Georges sont allongés une nuit sur un banc. La peur soudain ressentie départage leurs attitudes et creuse déjà une distance irrémédiable : Hegel prie, Friedrich se rattache aux données sensibles.
J’emporterai avec moi longtemps une ritournelle chantonnée par deux solitudes tentant pauvrement d’apprivoiser la nuit qui tombe.