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Quand Amal insuffle la vie – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Quand Amal insuffle la vie

Tunis, 8 décembre 2023, rue de Paris, en vis-à-vis de l’Institut Français (dont les murs tagués rappellent l’actualité sanglante qui touche le territoire de Gaza), se trouve la salle du 4ème Art rattachée au Théâtre National Tunisien, l’un des lieux qui accueille les productions et créations du 24ème festival des Journées Théâtrales de Carthage. Dans cet ancien cinéma, d’un peu plus de 350 places, se jouait AMAL dans la mise en scène de l’irakien Jawad Al-Assadi, également auteur de la pièce, avec Haydar Jomoaa et Ridhab Ahmed. Un dialogue, d’un peu plus d’une heure, construit sur le motif d’un déchirement et d’une réconciliation qui se fonde sur la puissance de la poésie.

Intérieur/extérieur

Dans un intérieur en ruines où un sofa déglingué jouxte une bibliothèque branlante ; dans un appartement éventré où le quatrième mur du théâtre ouvre sur des étagères aux livres menacés et vacillants ; dans ce qui tient lieu d’un taudis précaire où les eaux usées s’infiltrent goutte à goutte et remplissent des futs récupérés… Bassim et Amal forment les restes d’un couple de locataire d’un habitat lugubre devenu insalubre pour des raisons ignorées.

Vie a priori obsolète ou oubliée, ils s’apparentent aux stigmates d’une sécheresse de cœur du monde. Ils se regardent comme les laissés pour compte d’un bombardement d’hier. Ils forment (à une échelle mineure) les victimes collatérales de politiques internationales guerrières. Ils sont le résultat de conflits qu’ils intériorisent. Coupés du monde, réfugiés sans refuge, leur restent des cigarettes à cramer nerveusement ; des coups de téléphone intempestifs sans issue à donner ; des gestes brouillons mi-caresse, mi-affrontement à se délivrer entre eux. Ou quand l’attention destinée à l’autre n’est plus que tension continue.

Bassim et Amal sont ainsi au couple, ce que les gueux sont à la société. Ils sont devenus étrangers l’un à l’autre, pris dans une histoire plus grande que la leur qui détermine désormais leur relation. Ils forment une sorte d’exilés en errance et sans pouvoir se quitter ne peuvent davantage se retrouver.

Ainsi, dans la scénographie de Ali Soudani, le clair-obscur qui baigne la scène se regarde comme le signe de la disparition de toute lumière qui, la métaphore y renvoie, est aussi la mutilation de tout espoir. Et de songer alors que le prénom d’Amal (qui signifie en arabe « Espoir ») est porté par l’interprète Ridhab Ahmed comme une sorte de souffrance qui la tient au plus proche d’un désir et du refus de ce désir. Et ce n’est qu’à la presque fin de la pièce que le spectateur découvre que ce désir et ce non-désir concernent l’enfant à naître que porte Amal. Mettre au monde ou mettre en terre, garder l’enfant ou protéger la communauté, donner la vie à celui qui donnera la mort, accoucher d’un enfant ou donner vie à un martyr… Dans ce jeu des équivalences qui fait de chaque naissance une victime ou un bourreau à venir, les doutes d’Amal qui s’opposent au désir de Bassim s’écoutent comme une réflexion philosophique que la scène duplique en ces points poétiques et plastiques.

L’asphyxie politique et le souffle poétique

« On devrait coudre les femmes, un monde sans mères. Nous pourrions nous massacrer tranquillement les uns les autres, et avec quelque espoir, quand la vie nous devient trop longue ou la gorge serrée pour nos cris » écrivait Heiner Müller dans Hamlet-Machine en 1974. De Müller à Jawad Al-Assadi, le motif de la fiction théâtrale serait donc le même ou emprunte, comme toujours, à un tragique fondé sur le foyer familial. Là où, au creux du ventre des mères et de la maternité se forment les histoires qui concerneront la communauté. Éternel motif que celui-là. Mais en rester à cela priverait le spectateur de ce que Jawad Al-Assadi met en scène réellement et que le motif de l’avortement envisagé masque pour mieux le révéler. Car c’est moins une pièce sur l’avortement et les conflits qu’il induit dont on est ici spectateur, qu’un théâtre qui souligne un point politique que Jawad Al-Assadi, et ses interprètes Haydar Jomoaa et Ridhab Ahmed font résonner.

Ce qui se joue sur la scène et auquel donnent vie Haydar Jomoaa et Ridhab Ahmed (dans un geste réaliste et maîtrisé) concerne dès lors un autre conflit : celui que se livrent la poésie et le goût inextinguible des hommes pour la barbarie. Et Amal de rappeler sa rencontre avec Bassim « dans le corridor de l’université » quand lui, son futur époux, récitait de la poésie et embellissait la vie. Quand lui, Bassim l’homme des livres opposait à la vie grégaire la poésie et la puissance des idées. Lui, Bassim, l’homme au souffle de poète qui désormais, sur scène, semble ne plus respirer et recourt à un appareil pour survivre.

Là est le propos dramaturgique de cette pièce où le souffle poétique – Derrida parlera du pneuma et lui prêtera une vitalité essentielle – s’affronte à l’Histoire qui le détourne et l’anéantit.

Alors, à la dernière image, quand la bibliothèque inclinée se redresse et que Bassim a substitué au dialogue quotidien (fait de heurts et de désespoir qui ont innervé toute la représentation) une langue poétique qui fait exister le rêve et un monde meilleur, alors Amal à nouveau peut porter son nom comme une vérité, et peut envisager aussi de porter son enfant à terme. À la dernière image, c’est ainsi Amal, celle qui aura soutenu Bassim pour qu’il retrouve le goût de se battre pour la vie, qui apparaît.