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Salves : Rushes and Flashs de Maguy Marin – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Salves : Rushes and Flashs de Maguy Marin

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Salves – Compagnie Maguy Marin

Le Pavillon Noir Preljocaj – Aix-en-Provence – 12 /13 et 14 janvier 2012
Conception : Maguy Marin, en collaboration avec Denis Mariotte.

Interprètes : Ulises Alvarez, Romain Bertet, Kaïs Chouibi, Teresa Cunha, Mayalen Otondo, Jeanne Vallauri, Vania Vaneau.


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De mémoire, achevant d’écrire sur Description d’un Combat présenté en 2009, au Gymnase Aubanel, je concluais en disant que cette pièce chorégraphique avait à voir avec l’enjeu d’un homme qui se tiendrait debout. En tête, la sculpture de Giacometti « l’homme qui marche » faisait écho au souvenir de quelques lignes lues chez Deleuze sur ce qui menace la personne : la « honte ». L’un et l’autre s’étaient imposés à mon esprit, et avec elles une certaine idée du cours de l’Histoire s’était fait jour qui prenait son origine, chez Maguy Marin, dans la guerre de Troie : la mort de Patrocle pleurée par Achille.
Salves, comme un nouvel épisode de cette Odysée, pourrait se regarder comme son prolongement plastique si la présence du pluriel – rendu muet par les règles de la langue – permettait de faire entendre le nom d’un martyr qu’Augustin honorera devant Carthage. Rien ne permet de soutenir cette intuition et les œuvres devraient nous obliger à la réserve puisqu’elles sont par nature indéchiffrables. Paradoxalement, c’est aussi au regard de cette constance énigmatique qu’elles convoquent une parole qui ne se confond pas avec la connaissance mais avec le tâtonnement qui est un cheminement en quête d’un savoir. Salves, nous est certes interdit, pour autant œuvre d’art elle nous invite à sonder toujours plus avant les territoires sensibles où elle se déploie. Salves ou le mot qui fait entendre, encore, non pas la mitraille comme on l’aura lu ici et là, dans quelques critiques, mais tout au contraire un rituel militaire qui est celui de l’adieu et de l’honneur rendus à ce qui a été tué, à ce qui est mort. Moins une pièce de guerre qu’une sorte de chant de deuil, une veillée mortuaire, un mime funèbre…
Sur le plateau, Maguy Marin a disposé un jeu de cloisons brutes, d’ouvertures modestes, d’échafaudages en stand by, de plâtres et de coffrages frais, de palettes de bois… laissant au regard le soin de découvrir une construction ni achevée, ni abandonnée. Une sorte de chantier frappé par une crise où le dessin d’un appartement est indistinct de son devenir lointain de ruines. Et c’est là, dans cet espace et ce temps intermédiaires, à l’endroit de ce qu’il faut bien nommer un « passage », que Salves prend forme. Là, en ce lieu suspendu qui accueille un projet à l’arrêt, Salves commence dans le silence qui baigne ces espaces retirés promis à la vie et initialement privés des mouvements comme des sonorités qui le peupleront. Au silence intense qui marque les premières secondes viendra alors s’ajouter une pantomime tout aussi muette. Un, puis deux, puis bientôt sept… interprètes, s’extrayant des gradins du Pavillon Noir, gagnent ainsi cette « zone ». Ils sont liés entre eux par un même geste aérien des bras où, de l’une à l’autre main, ils semblent tenir et regarder, chacun et chacune, les rushes d’un film. Pellicule invisible à l’œil nu qui s’épaissit dans leurs regards ou l’expression de leurs visages, ils regardent avec les yeux de la mémoire une histoire qu’aura relayée et écrite Kodak. Peut-être la leur, intime et accessoire qui, de toutes les manières, n’est pas étrangère à celle qui est faite d’épisodes moins anonymes, d’événements plus célèbres, de temps marqués par le sceau du commun qui vaut pour l’humanité.
Salves prend ainsi forme dans un geste silencieux surexposé dans une luminosité brute et un signe fait à l’Histoire. A la manière d’une ouverture symphonique, sur un mouvement lent et retenu, Salves ne fait que commencer, sur le mode, in fine, d’une bande annonce presque muette où l’image parle une histoire sans paroles. Ou une manière de faire de Salves, aussi, un ban de montage. C’est-à-dire le lieu technique et idéologique s’il en est où le règlement de la question esthétique peut accoucher d’Hollywood ou de Godard, d’un récit fictif filmé ou d’une expérience visuelle, d’un ordre de l’image montrée ou d’un chaos du montré démonté, d’une image saturée et narrative ou d’une image qui préserverait « un presque rien de lumière »… Un effet « luciole »[[ Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, les éd. de Minuit, 2009.]] comme le rappelle Maguy Marin qui, en lectrice, cite dans le programme Didi-Huberman.
Salves se poursuivra alors en recourant à ces presque rien de lumière, ces flashs intermittents, ces noirs chromatiques et ces blancs sonores. D’impulsions lumineuses en soubresauts phoniques… c’est une succession d’images déclinantes et de tensions entre entendre, ne plus entendre, ne plus pouvoir entendre… et voir, ne plus voir, ne plus pouvoir voir qui sont montés dans un mouvement d’aller et retour. Moins un mouvement binaire, qu’un espace dialectique construit sur la mise en scène d’un rythme interrompu, aux motifs et aux courses imprévisibles ; là où le mode perceptif se verrait concurrencer par un mode sensitif. Espace en fusion, en quelque sorte, où la fulgurance des images et les trajectoires furtives inscrivent la vision et l’ouie dans un état d’incertitude, une « écoute flottante ». Pensée qui, traduite par Didi-Huberman, s’écrirait comme le moment où l’on saisirait que « le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet »[[Ibid., p. 77]]
Au prétexte du Clinamen…
Maguy Marin fabrique donc un univers plastique qui emprunte à cet atome (le clinamen) auquel on doit tout si l’on comprend que sa course subitement aléatoire, rompant avec un ordre physique prévisible, ré-introduit le chaos et le désordre. Donc, le mouvement et le vivant. Salves en sera l’expression exponentielle qui, de manière constante, déconstruit et reconstruit un monde visuel et sonore. Monde privé de linéarité, de littérarité et de continuité depuis que les « grands récits » ont vécu et ont été fossoyés par les observateurs et autres philosophes de la postmodernité. Communauté désoeuvrée depuis qu’elle a rencontré la fin de l’effet miroir de l’art. Peuples, encore, en exil, sans destination depuis que le sens de l’Histoire s’est révélé plus difficile à identifier que les utopies qui le guidaient ; à imaginer aussi, alors que Moloch et son valet Capital ont réduit toutes croyances dans les vertus cardinales : prudence, justice, force, tempérance…Curieux Monde lorgnant l’équilibre, pris en étau dans un paradoxe qui lui fait désirer la liberté et craindre cela même qui le tentait ; Monde fasciné par les entreprises collectives, soucieux de solidarités mais toujours promptes à organiser l’exclusion ; Monde insolite fait de livres, de collections de pièces d’art, d’archives et de pensées toujours oublieux de ce qu’il conserve…Salves, tel un clinamen, en restituera le film presque muet, au moins quelques « chutes » choisies.
Vient alors une succession d’épisodes présentés sur un mode clignotant où la lumière disjoncte. Effet « warning », en quelque sorte, qui signe un temps alarmant ou pour le dire autrement « une époque faite de détresse récurrente ». Parmi les premières images, comme empruntés au mouvement latéral et mécanique d’un appareil de projection de diapositives d’antan, trois interprètes apparaissent et disparaissent à tour de rôle jouant Mizaru, Iwazaru et Kikazaru. Clin d’œil « asiatique » de Marin à la sagesse des trois petits singes (ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre) que l’on ne saurait traduire autrement que par un « gardons-nous » de parler sans savoir, ou de répéter ce qui a été mal compris ou de faire croire que l’on aura vu. Clin d’œil ou clignement de l’œil qui nous rapproche de cette étude sur la lumière qu’est Salves. Premières images qui, tel un axiome, se regardent comme un temps de prévention vis-à-vis de la parole qui se confondrait à la vérité : cette autre Lumière. Ici, on ne saurait rien dire qui ne soit trop éloigné de la vérité, sauf à en rappeler le rapport étroit avec un mouvement qui ne peut être que dévoilement. L’alternance irrégulière de moments de clarté et d’obscurité pourrait ainsi le figurer alors que Salves s’offre au regard comme un dispositif fonctionnant à l’instar d’une lanterne magique, appelée aussi « lanterne de peur ».
Et d’ajouter que le Monde qui est aussi un cirque autorise Maguy Marin, alors, à multiplier les images comme si le scénario de Salves reposait sur la mise en place de numéros. Dès lors se presse sur le plateau, rendu à son état de platine et de piste optique, un flux discontinu d’images/sons qui, comme au cirque, joue sur les registres de la gravité et de la légèreté, du périlleux et du risible, du dramatique et du clownesque.
Images de poterie brisée, d’un vase dynastique cassé, d’une statue de la liberté perdant l’équilibre qui vole en éclats, d’une Vénus de Milo recollée, d’une Vénus hottentote morte en 1815 à Paris, d’un soldat hagard sorti de nulle part comme dans un tour de passe-passe, d’un danseur qui se prend les pieds dans le tapis, d’une danseuse de boîte à musique qui tourne sur elle-même…Extraits d’archives sonores INA où l’on disserte sur la beauté, sur la littérature… Images sonores de voix éructant de petits chefs, séquences sonores de films du cinéma italien néo-réaliste… Toiles accrochées au mur ou passant de main en main chez des magasiniers poussiéreux en blouse grise qui voient défiler « La liberté guidant le peuple » de Delacroix, le scandaleux « Enterrement à Ornans » de Courbet, « les fusillades du 3 mai » de Goyat… Mais aussi, dans un geste parodique proche des séries rétrospectives de Warhol, un portrait puis cinq d’Elvis collés par cinq figures féminines wilsoniennes dupliquées de pied en cap, du geste à la coiffure…et encore, au détour de ces épisodes, la photo encadrée et sacrée d’un coker qui, Marin le fera entendre subrepticement, aboiera en écho aux chiens aimés de Courbet lequel, peut-être comme Bloy, les préférait à la compagnie des hommes : leurs jugements…etc.
Jusqu’au tableau final, sorte de feu d’artifice fellinien en pleine lumière, pris entre l’imagerie tchékovienne de tables de banquet dressées et de banqueroute du sacré (jésus arrive en hélico) et du bon goût dégraissé ; Marin, à vrai dire, multiplie les touches et les coups, convoque les formats célèbres et invente des séquences plus énigmatiques, déjouant ainsi tout rapport d’exclusivité à une signification qui pourrait être arrêtée. Pour autant, à même ce charnier d’images et de sonorités éprises de vibrations violentes, quelque chose s’élève qui, au-delà du regard, n’est jamais hors de vue…
Un art de vivre
Quelque chose de l’ordre d’une histoire spectrale naîtra de ce désordre qui, tout au long de Salves, se distille. Quelque chose qui témoigne d’une histoire des arts et des arts de la scène, un peu comme si, un des effets du clinamen avait permis à Salves de devenir le point de chute de différents matériaux prélevés à d’autres œuvres pour n’en former qu’Une plurielle. Ou disons, précisément, pour rappeler que toutes ces œuvres forment en définitive une histoire de l’art qui, si elle passe par des pratiques distinctes, réfléchit de toutes les manières un souci commun. Ici, une ombre chinoise se regarderait comme un hommage au geste théâtral de François Tanguy. Là, dans l’encadrement d’une ouverture, une esquisse shakespearienne de quelque tragédie rappellerait la prégnance de l’élisabéthain. Plus loin, cinq filles dupliquées, aux gestes répétitifs, convoqueraient l’entêtement de Wilson à exercer sur la lenteur sa maîtrise. Avant, de profil, la silhouette fragile d’un homme en chemise de malade d’hôpital, au cheveu blanchi nourri par un fils comme on l’aura vu chez Castellucci… Entre deux, un personnage moustachu, comme sorti de La Classe morte, raide comme un major d’homme au pied d’une table nappée accueillant une femme en robe blanche et au crâne prothétique, laissait revenir l’image d’un des jumeaux Janitzki : figures atemporelles de tous les spectacles de Kantor… etc.
Et de regarder Salves comme un amalgame qui témoignerait de la présence de l’art ; d’une histoire picturale où les tableaux de maîtres et les photos de quidam n’ont finalement de valeur que pour les yeux qui les regardent. Et de voir dans la sculpture ou l’artisanat qui a présidé à la réalisation de poteries et de vaisselle un art pas moins supérieur. Et d’entendre les fragments des discours sur l’art parasités par le temps comme un art de penser qui n’est pas si répandu. Et d’écouter le déferlement des sons et bruitages comme un lointain écho aux créations de Cage…etc. Et voir les séquences de « pousse toi de là que je m’y mette » comme un art du comédien rompu à toutes les acrobaties.
Salves, sans qu’il soit possible de l’affirmer, n’était peut-être rien moins qu’une ode à tous les arts, en même temps qu’il en fut la forme plastique qui s’interrogeait sur la foi qui a été mis en lui. Maguy Marin se gardera de faire entendre un jugement ou au contraire les convoquera tous. Au pire, la désillusion, dans une création qui en a fini avec le simulacre, serait totale. Et l’on aura regardé un Monde de reliques, de réserves, de caves et de stocks dévolus à la mise en scène des musées. Soit le lieu touristique de nos échecs où l’art semble ne nous avoir enseigné rien qui puisse nous permettre un dépassement. A l’opposé, et simultanément, Slaves est peut-être un encouragement à nous questionner sur le « Salut » que l’on peut encore espérer en côtoyant et en écoutant les œuvres. Si tant est que l’histoire n’ait plus de sens, c’est peut-être à travers elles, les œuvres, qu’il est encore possible de trouver une issue.
Entre chien et loup, entre deux coups de torche qui balaient la nuit du plateau et le bruit strident d’un sifflet de policier qui déchire le silence et nous rappelle sans doute que nous sommes prisonniers de notre aveuglement, une image persistera qui montrait le groupe d’interprètes « faire la chaîne ». Image d’un « faire corps », remis en cause régulièrement par une maladresse, mais image reconduite d’une action où il s’agissait de « sauver les meubles ». Salves, ou une histoire d’instantanés broussés par Maguy Marin. Une sorte d’exposition universelle inattendue, entre exil intérieur et fuite en avant… où les chefs d’oeuvre mis en mouvement, fragilisés, brisés, mais aussi sortis des musées et rendus au chaos de la vie recouvrent de temps à autres, exposés à la rare lumière, une vitalité. Un peu comme si Salves rappelait qu’oeuvrer en art offre une double perspective. Celle du catalogue qui est une consigne au risque de devenir le cimétière d’oeuvres mortes. Celle de la Bohème (un parent du clinamen) qui offre un horizon encore à construire. Salves qui se clôt en pleine lumière sur un arrêt des danseurs s’immobilise finalement sur l’impression qu’une porte est entrouverte… Une « ouverture luciole » d’une certaine manière, un passage non seulement étroit mais un espace qui se raréfie… ou quand l’espoir est entrevu et entre nos mains comme à la première image, du premier interprète, du premier instant de Salves.