Sourire mélancolique d’un théâtre-kibboutz
En une heure vingt, nous sommes conviés à faire l’expérience sensible et pensive de ce que représente la vie dans un kibboutz [1] aujourd’hui, en regard de l’utopie socialiste des premiers kibboutz au début du 20e siècle, puis de la vague néolibérale des années 1990 et de leur relatif abandon. Il est vrai que certaines photographies projetées me feront penser moins à un kibboutz qu’à une maison de retraite ou à un club du troisième âge, sauf qu’ici les mémoires sur le point de s’éteindre sont marquées par les déchirures tacites de la survivance. Je repense ainsi à la photographie de la doyenne du kibboutz, dont il nous est dit qu’elle est tout le temps mélancolique ‒ sauf lorsqu’elle sourit. Et ce sourire mélancolique, ou cette mélancolie souriante, est la tonalité d’ensemble de ce spectacle délicat, pudique.
Pour aborder un tel sujet, Linda Blanchet ne réinstaure pas un rapport frontal entre scène et salle. Le sujet amène chez elle un changement d’esthétique scénique au profit d’une immersion et d’une participation du public. Les planches du théâtre semblent avoir été déclouées une à une par la scénographe Bénédicte Jolys pour fabriquer deux tables et des bancs où les spectateurs puissent se serrer. Scène et salle presque confondues, l’espace devient quadrilatère : deux côtés permettent de projeter photographies et vidéos ‒ témoignages par Skype de ce qui semble être la véritable Miriam, aperçus de la vie quotidienne du kibboutz (boîtes aux lettres, blanchisserie, réfectoire, habitants…) ou d’expériences inspirées de cette vie (un couple adepte de la permaculture), archive où la philosophe Hannah Arendt parle de la possibilité de sauvegarder la langue allemande après le nazisme… ; les deux côtés restant offrent des moments de choralité, de musique live, de récits… Les comédiens par ailleurs s’attablent avec nous ou montent sur la table, celle-ci redevenant alors un tréteau de théâtre.
La pièce documente, imagine et pense son sujet en nous faisant vivre un semblant d’expérience de celui-ci. Au tout début, les comédiens se lavent les mains à l’eau clair, reproduisant l’ablution rituelle d’avant repas (le « nétilat yadayim »), enflamment des allumettes pour les bougies disposées sur les tables, font passer une bouteille de vin et une bouteille d’eau dont on peut remplir son petit verre donné en entrant dans la salle… Au Théâtre du Soleil nous pouvons boire et manger, accueillis par l’équipe d’Ariane Mnouchkine, avant d’assister au spectacle ; à La Fonderie au Mans le moment de convivialité partagée avec François Tanguy et le théâtre du Radeau se passe souvent après ; ici, il a lieu pendant la représentation et fait partie intégrante de son expérience. Les habitants du kibboutz aperçus lors des projections s’invitent même à table : dans notre assiette on découvre leurs silhouettes découpées sur des photographies tirées à part et on est invité à les disposer entre les rainures de la table.
Linda Blanchet n’introduit du didactisme que par touches légères. Elle ne fait pas une apologie du kibboutz ni de la quête de cette jeune allemande. Son questionnement porte avant tout sur les limites réciproques de l’individualisme et du collectivisme ‒ tel ce corps de Calypso Baquey, Miriam fictionnelle, perdu au milieu de ce qui semble les boîtes aux lettres des habitants du kibboutz. Dit en termes théâtraux : tandis que les acteurs déploient une palette de jeu entre choralité et voix singulière nous éprouvons notre position de spectateur au sein d’un public. Est réalisée sur scène une recette apprise au kibboutz dont on peut manger une infime part. Plat trop consistant pour être ingurgité par soi seul, mais assez pour être partagé par une salle comble, fût-ce une bouchée, expérience simple d’un « partage du sensible » (Rancière). Sur un mode plus humoristique, sont organisés en sept minutes chrono deux débats où chacun est invité à trancher sur les bienfaits de la vie en communauté jusque dans ses conséquences les plus extrêmes.
Reste que la participation du public est globalement guidée par les acteurs. Ce sont eux qui lancent gestes ou questions, points de départ d’un enchaînement par mimétisme qui laisse peu de marge à un spectateur qui choisirait de ne rien faire, de se taire (sans que ce silence soit interprété comme une abstention) ou de prendre la parole. Pour mieux se voir ou se côtoyer, le public n’échange pas plus que dans une salle frontale plongée dans le noir.
La vie en kibboutz n’est abordée que par le filtre d’une génération qui a quelque chose à régler avec son passé européen. La séquence sur le couple qui vit en autarcie à deux pas de la bande de Gaza est la seule qui évoque le conflit israélo-palestinien, sur un mode manichéen : « que signifie une vie bonne (celle de ce couple écolo) dans une vie mauvaise (les agissements d’Israël dans la bande de Gaza non loin) ? ». Par cette tache aveugle et cette théâtralité modératrice ‒ qui oublie en passant la force critique que recèle toute utopie ‒, Linda Blanchet n’est pas sans aplanir ou évacuer trop rapidement les contradictions. Elle réintroduit du consensus là où il n’y en a pas. On espère que les prochains travaux de sa compagnie Hanna R ‒ ayant déjà traversé des œuvres de Martin Crimp, de Modiano, de Perec ‒ mettront davantage ces contradictions sur la table.