Terra Nova
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Installé à la Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon, Terra Nova1 est un parallèle entre l’exploration de notre perception et la quête dramatique du pôle Sud par Robert Falcon Scott. Eric Joris co-met en scène avec Stef de Paepel un genre théâtral inquiétant et fascinant. A partir des textes du poète belge Peter Verhelst, la langue prend un aspect incantatoire. Le projet a pour démarche singulière de déplacer le spectateur, par l’expérience des corps plus que par celle des mots, vers un espace personnel inconnu.
Un théâtre scientifique
Depuis 1998, la compagnie CREW travaille l’alliance entre un dispositif technologique et une écriture dramaturgique du plateau. Le projet artistique est né de la rencontre entre Eric Joris, Philippe Bekaerts et Kurt Vanhoutte1 qui ont imaginé ensemble le développement de logiciels et de nouveaux matériaux technologiques. La recherche s’axe sur un travail de prise de conscience du spectateur, de son environnement, et par là même de sa propre identité. L’objectif n’est pas de se révéler à soi-même, mais davantage de faire l’expérience de la crédulité de sa perception. Peut-on faire confiance à notre corps en tant qu’interface entre la réalité et notre « soi »?2
Eric Joris cherche à jouer sur le trouble de nos réceptions physiques et mentales du monde, qui peuvent être trompées par nos sens. En effet, les éléments perçus dans la réalité se composent de matière tantôt inconnue, tantôt incompréhensible qui, pour exister au regard humain, doivent être éprouvés sensiblement et cognitivement. Car la connaissance vient de l’expérience.
Paradoxalement, la présence illusoire du réel par différents médias virtuels (écouteurs, micro, vidéo, capteurs) vient renforcer le vivant théâtral. La compagnie crée ces expérimentations en collaboration avec l’Expertise Centre for Digital Media de l’Université de Hasselt en Belgique. Elle s’entoure également pour ses recherches de neuro-scientifiques spécialistes en études sur la notion de conscience.
Eric Joris s’est entièrement accaparé la salle du Tinel de la Chartreuse pour y faire émerger son laboratoire humain. Ce projet est, en cela, bien plus qu’une simple installation, et prend son sens dans ce que Bertolt Brecht appelait déjà « un théâtre scientifique ».
Un théâtre où le spectateur devient l’instant d’une expérience, acteur sortant du monde virtuel dans un état différent de celui dans lequel il est entré.
Un théâtre où la présence du spectateur est prise dans l’immédiateté de ses réactions.
Le monde que propose Terra Nova propulse le public entre le virtuel et le réel. L’ouïe, la vue et le toucher sont mis à l’épreuve de soi et des autres. Et c’est ici que se joue l’intérêt du spectacle : amener chacun dans l’intime par l’immersion dans un environnement virtuel. Ainsi Eric Joris interroge les codes traditionnels du théâtre, en chamboulant la place de l’acteur, du spectateur et de l’usage des technologies émergeantes. Le dispositif faisant du spectateur le protagoniste, semble favoriser un phénomène d’altérité.
Terra Nova une immersion technologique
L’immersion débute par un cérémonial qui consiste à équiper les spectateurs d’écouteurs. Dés cet instant toute parole humaine immédiate est rompue. La communication se traduit uniquement par des gestes et des voix enregistrées. Chacun dans son propre casque perçoit sans le savoir vraiment, les mêmes données que son voisin. Le spectateur est sans cesse habité d’une bande son qui crépite, le coupant de l’environnement réel. Amassée en un tas compact le long d’un couloir, la foule est photographiée par un homme. Tout se passe comme si nous étions les élus d’une expérience inconnue. Une voix d’homme nous enseigne les mesures de précautions à prendre avant l’immersion dans le dispositif. L’expérience annoncée, l’excitation fait place à l’angoisse. La foule est alors divisée en plusieurs groupes, par une femme qui nous déleste de nos affaires. Ainsi, le passage dans l’espace scénique est ritualisé par une dépersonnalisation des spectateurs.
Dans la pénombre d’une scène, deux hommes attendent assis, le regard penché sur un carré blanc déposé au sol. Le blanc de la glace, de la terre immaculée, cette Terra Nova que donna Robert Scott comme nom à son navire. L’homme se place au centre du carré blanc lumineux. Il commence à l’aide d’un micro auriculaire, le récit de ses angoisses, avant la découverte de l’Antarctique et après avoir constaté que l’équipage n’était pas le premier arrivé en terre promise. Le texte apparaît dans le dispositif habillé de bruits de bateaux, de vent et d’écho. Les sens mis en perpétuel éveil dans cet environnement sonore, provoquent une attention flottante et rêveuse à la parole.
Peter Verheslt relève l’oralité du langage qui permet à l’imaginaire de chacun de voyager au gré des mots. Le casque isole le spectateur du collectif. Il se sent à l’intérieur de l’histoire, à l’inverse du théâtre traditionnel qui la joue face à lui. De la représentation on passe à l’entrée en présence du spectateur dans la fiction.
« Le but du voyage est de se faire un endroit. Nous sommes nous-même l’endroit » déclare l’acteur. Ce projet est une invitation à explorer son intimité. Intimité renforcée par la réverbération de la voix de l’acteur. Le récit se transforme en une sorte d’incantation rythmée par une multitude d’interrogations : Qui suis-je? Dans quel état vais-je revenir? L’homme les adresse à un technicien qui manipule les sons que nous entendons. Par une voix douce, il insuffle à l’acteur Scott de poursuivre ou de stopper l’histoire. A certains moments, le technicien ausculte avec une lampe torche le corps de l’acteur en pleine immersion dans le récit.
Le spectateur se transforme alors en témoin d’une analyse scientifique, faite à partir d’un homme en proie au doute, à l’inconnu et à la quête de son identité. La présence humaine apparaît comme une matière pensante, incompréhensible. Des bruits de souffle prolongent cette narration intérieure et s’arrêtent net pour laisser place au silence. Joris utilise les nouvelles technologies au sein même de l’écriture scénique. C’est à dire qu’il accorde à la technologie une place de créateur au côté de l’acteur, ne la soumettant plus à une fonction de décor ou d’illustration du propos.
Terra Nova ou l’immersion vers un autre soi
Chaque changement d’espace débute systématiquement par le silence. Des techniciens nous invitent à poursuivre l’itinéraire du voyage dans une nouvelle salle, conçue en un laboratoire humain. Une table de techniciens fait face à un mur de projection. Ils observent la foule tels des scientifiques en pleine expérimentation. Certains spectateurs se font équiper sous le regard des autres, avec des caméras omnidirectionnelles3 qui couvrent le visage. Ils sont attachés sur une planche, un écran sur leur torse laisse voir le cadrage choisi. Ces mêmes spectateurs sont alors manipulés par les acteurs en blouse dans l’espace théâtral. Retournés, allongés, assis… Les techniciens exécutent des gestes sur les spectateurs immergés qui coïncident avec les éléments de la vidéo. Tous les contacts physiques qu’elle propose sont produits réellement.
Nous autres observons avec trouble et fascination le spectacle. Le public devient de ce fait l’observateur de la perception et des réactions physiques de l’autre. Il est complètement libre de se déplacer dans l’espace pour suivre un immergé, le quitter et en rattraper un autre. L’environnement de chacun devient l’environnement de l’autre. La retransmission en direct inclut le public dans le processus théâtral, tout en maintenant l’équilibre entre ceux qui sont immergés et ceux qui regardent. A la fin de la vidéo, les spectateurs-observateurs prennent la place des utilisateurs. Mais cette fois il s’agit d’une autre vidéo, d’un autre environnement, d’une autre manipulation. Ce spectacle revêt différents canevas virtuels donnant ainsi une dramaturgie hybride et plurielle.
Chaque spectateur participe à son propre spectacle. La captation à 360° enveloppe le corps qui se meut dans l’image qu’il incarne. Je perçois tantôt le monde à l’échelle d’un rat de laboratoire, et tantôt à l’échelle humaine. L’exploration à partir de son propre corps métamorphosé en le corps d’un autre, est fascinante. Inclu dans le virtuel, le spectateur éprouve l’étrange sensation d’y être désincarné. Le corps est en perpétuel glissement entre l’attention de ce qu’il reçoit et comment il le reçoit. L’immersion fonctionne tant pour l’utilisateur que pour l’observateur. Paradoxalement, en s’engageant dans les pas de l’autre, l’observateur est renvoyé à sa singularité. Le partage de l’environnement virtuel crée un phénomène d’altérité qui bouleverse le rapport traditionnel établi entre les spectateurs au théâtre. L’immersion interroge l’utilité de la participation des spectateurs pour une interaction sensible.
Ce voyage rend l’illusion plus vraie que le réel . N’est-ce pas au fond sur cela que repose l’art théâtral : la fiction comme un détour par l’ailleurs pour mieux éprouver le réel qui nous entoure. Mais le passage de l’un à l’autre manque de fluidité. Selon l’angle de vision choisi, les images apparaissent brouillées, inachevées. Par ailleurs l’inconvénient du multimédia, est que les actions accomplies par les techniciens sur le corps de l’immergé sont différées dans le temps par rapport à la vidéo. Cette dissociation empêche le spectateur de confondre pleinement virtuel et réel. Le cerveau peut donc difficilement associer l’activité physique à l’activité cognitive. Telle est le risque à prendre dans ce dispositif livré à l’aléatoire de la manipulation des techniciens.
Terra Nova : un besoin de parole
Pendant l’expérience aucune communication n’est possible, car chacun est sollicité dans sa propre perception. Il est troublant d’être au théâtre mais de ne pas entendre les réactions du public, car pour que l’immersion fonctionne nous devons être isolés. Toutefois chacun est relié par les mêmes sons et images. « Le rêve d’habiter le corps et la pensée de l’autre »4 reste impraticable à cause de cette absence de langage. Les mots manquent pour qu’aboutisse la rencontre avec l’autre.
La langue se révèle alors nécessaire à l’expérience. En fin de voyage, tous les spectateurs se sont mis à se parler, à se raconter, comme si l’immersion réclamait la parole. « Vers la fin du spectacle, lorsque l’on émerge, on est à même de percevoir l’ensemble des pièces du puzzle et de lier la narration avec l’expérience vécue » confirme Joris. Force est de constater que la participation vivante du public au théâtre augmente la préciosité accordée à chacun.
L’échec d’interaction entre l’activité physique et mentale n’empêche pas que corps et psychique soient tous deux en proie au trouble de l’illusion. Sensible et intelligible sont fondamentalement liés pour que toutes expériences puissent avoir lieu. Ils doivent leur autonomie à leur inter-dépendance. Les captations sensibles communiquent avec leurs propres signaux à l’instar des captations cognitives. Mais c’est par la rencontre des deux que la perception se réalise. Tout comme le spectateur a besoin d’éprouver puis de dialoguer.
Finalement le procédé de la compagnie CREW fonctionne malgré un système défaillant. L’imperfection n’ôte pas à l’ambition du concept sa pertinence et son éclaircissement. Joris en fait l’affirmation lorsqu’il déclare dans une interview réalisée à la Chartreuse que : « L’échec fait donc partie intégrante du processus ».
Au delà d’un déplacement physique, le spectateur est téléporté de l’ « ici et maintenant » vers un « maintenant mais pas ici » ou un « ici mais pas maintenant ». Joris défie ainsi les lois du théâtre.
Grâce à la grande liberté laissée au spectateur d’explorer les limites de la perception, il fait du théâtre une terre neuve d’exploration.
1Philippe Bekaerts est chercheur au Centre for Digital Media de l’Université de Hasselt en Belgique.
Kurt Vanhoutte est professeur du département théâtre, film et littérature de l’Université de Antwerp en Belgique.
2Citation Eric Joris note d’intention du programme « La Chartreuse »
3La caméra omnidirectionnelle place le visionneur physiquement dans une image capturée de vidéo.
4Citation Eric Joris dans la note d’intention du programme de « La Chartreuse ».