The Four Seasons : One Reason of Saudades
A peine plus d’un an après Sur le concept de visage du fils de dieu, Romeo Castellucci, fidèlement accueilli par Vincent Baudriller et Hortense Archambault, revient au Gymnase Aubanel avec The Four Seasons Restaurant. Une œuvre forte qui magnifie le langage, et l’art, applaudit par un public encore trop timide. Faut-il rappeler qu’applaudir c’est aussi soutenir ce que d’aucun menace… J’aurais aimé une démonstration de puissance à l’endroit de cette œuvre pour rappeler que le mot de « communauté » qui désigne le peuple des spectateurs n’est pas un mot qui habille trop souvent, et juste, une clientèle composée de consommateurs.
Peu importe, en définitive, qu’au Gymnase Aubanel The Four Seasons Restaurant de Romeo Castellucci, inscrit dans le cycle « Le voile noir du Pasteur »[[[Après Sul Concetto di volto nel figlio di dio, puis Le Voile noir du pasteur, The four season restaurant est le troisième volet de ce tryptique réalisé entre Avignon 2011 et la 66ème édition du festival d’Avignon.]], est ou non un lien ténu avec l’histoire du peintre Rothko. Celui-là même qui refusait, après l’avoir envisagé, l’accrochage de ses toiles dans un restaurant de la 54ème rue, à NY. De la même manière, peu importe, que la nouvelle de Nathaniel Hawthorne soit évoquée par Castellucci quand il parle de la création de Le Voile noir du Pasteur. Récit qui rapporte qu’un homme de foi posa un voile noir sur son visage, à l’âge de 30 ans, et qu’il ne l’enleva jamais, marquant ainsi le déni du corps et peut-être un secret.
Peu importe, dis-je, l’espace référentiel convoqué par Castellucci qui n’offre à travers ces détails que la part mineure d’un questionnement plus ample qui porte lui sur la liaison entre le regard et l’image. Cette manière que l’image a, ou pas, de convoquer, à travers l’activité de l’œil, un monde visuel ou, par-delà l’activité rétinienne, d’initier le regard à un espace mental où les images ne sont plus que des formations sensorielles, des ensembles magmatiques de reflets intérieurs où se heurtent la foi perceptive et les insolites épreuves nées de l’activité des géométries intra-craniennes. C’est ainsi, dans ce va et vient entre le monde des matières visibles et le monde insoupçonnable des pensées intérieures que vient à la lumière : celle de l’esprit et celle qu’entretiennent les rayonnements de l’univers, un état virtuel des formes chiffrées de la pensée.
The Four seasons restaurant sera cet espace acoustique et visuel où l’onde musicale, la déflagration harmonique, l’explosion sonore comme le mouvement tectonique des images, le déchirement des formes visuelles, la fibrilation oculaire… formeront un plan d’incertitude où l’émeute des stations présentées portera au soulèvement des représentations, offrant au sujet l’expérience d’une ekstase, d’un hors-de-soi pris dans le déchirement du silence et du muet comme dans le tumulte de la phoné.
Dans le gymnase Aubanel, dans l’obscurité lourde, alors que le souffle gigantesque d’un trou noir, (Perseus GRS 1915-105), se donne par le son et qu’un surtitrage aux accents scientifiques et codés explique la vélocité de ce monstre venu des abysses interstellaires, alors que les poitrines sont prises dans ces secousses sonores grandissantes qui concurrencent le rythme et le vacarme cardio-vasculaire, alors que cette tempête cosmique s’étale dans le temps… soudain, le silence revient. De ces premiers instants qui ne sont pas étrangers à un monde en formation, et peut-être pas si éloignés d’un Big Bang augural, on dira qu’ils viennent de poser, en note liminaire, l’espace d’une parole en refondation. Au retour du silence, commencera ainsi La Mort d’Empédocle de Friedrich Holderlin…
White box
C’est là qu’une à une neuf jeunes femmes olympiennes, en robe sobre aux déclinaisons de blanc et de gris jusqu’au noir, aux bleutés, aux tabliers de servantes, le cheveu noué, le geste tout de délicatesse et de grâce viennent sur le plateau que la lumière révèle être un gymnase. C’est-à-dire, au sens antique de ce terme qui nous rapproche de la tragédie ou le poème dramatique qu’est La Mort d’Empédocle, le lieu de l’éducation que l’on recevait le corps nu.
Et une à une, telles des servantes siciliennes résignées, empruntant le même ciseau, elles se coupent la langue, laissant entendre d’inaudibles et rares gémissements. Scène d’une violence toute retenue qui marque l’entrée dans Empédocle qui est une tragédie inachevée d’Holderlin, un Trauerspiel dont le motif central est justement celui de la parole perdue. Tragédie de la parole que celle d’Empédocle qui, aux dires d’Heidegger relisant Fondements d’Empédocle, écrivait : « ce qui s’exprime dans le poème tragique-dramatique, c’est l’intériorité la plus profonde » [[F. Hölderlin, Fondement d’Empédocle, in Hölderlin, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 657.]]
Empédocle tragédie, Castellucci va alors chercher dans le poème, le moment où le solitaire, l’élu puis le banni et l’abandonné[[« Où êtes-vous, mes Dieux ? Hélas, comme un mendiant vous me délaissez » dit Empédocle. Et d’ajouter un peu plus loin : « Je pleure maintenant comme un banni ».]], est mis en procès par la communauté menée par Critias et Hermocrate. Le moment où les citoyens lui font payer l’arrogance de celui qui était l’interlocuteur des dieux. Mise en scène d’un procès donc, où Empédocle le penseur de la vérité se heurte aux commerçants de la pensée, à ceux qui « ont perdu l’esprit de la parole ». Moment où, par un artifice sonore, Castellucci recourt à une bande son où ce qui est dit est articulé par d’autres lèvres que celles des servantes. Comme si, donnant raison au commentaire de Martin Heidegger, Castellucci soulignait que nous ne sommes pas « le maître du langage » qui demeure souverain. Comme si, écrit Heidegger : « c’est le langage qui parle. L’homme parle seulement pour autant qu’il répond au langage en écoutant ce qu’il lui dit »[[M. Heidegger, Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1958, pp. 227-228.]]. Dans ce va et vient d’une parole qui est différée, prétée et que le sous-titrage rend commune, c’est une pantomine qui est alors mise en scène. Un jeu des corps en ballet où l’expression du corps et la geste physique font écho à la parole organique. Images stylisées à l’extrême où à l’unisson, les mains et les bras des servantes écrivent l’esprit du langage, le chant aérien des pensées, la lutte des mots aussi quand les corps viennent à choir. Images naïves de Panthea prise de convulsions (tant amoureuses que physiques) écumant une « chantilly » qui la prive de son chant amoureux. Elles, encore, images de partisans, un brassard rouge au bras, kalachnikov en bandouillère… Image d’exécution où le pistolet peint sur scène, et la peinture dorée recouvrant la main qui le tient, Castellucci souligne qu’arme et main appartiendront pour toujours au même meurtrier. Scènes que l’on dirait sorties de quelques séquences de cinéma muet.
Et de regarder ces servantes comme les infirmières du langage, les petites sœurs de la parole et de l’écoute qu’a perdues Empédocle. De les surprendre aussi, dans la simplicité de la voix off qui est pure lecture et dépouillement corporel, comme les ombres ou les avatars éternellement indépassables de l’Empédocle de Straub[[La Mort d’Empédocle, ou Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous, film de 1986 écrit à partir de la première version de La Mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin, tourné sur les pentes de l’Etna et dans la Province de Ragusa, au sud de la Sicile.]] et Huillet, recourant au même ton naturel et familier, sur-réaliste quand elles forment un maul qui enfante des êtres mis à nus… Images de corps qui marquent une naissance insolite, étrangère à toutes images d’Empédocle, à moins d’en faire la métaphore dont parlait Holderlin dans d’autres textes, peut-être celui de La démarche de l’esprit poétique où il est écrit que « l’art et la nature, tels qu’il les a connus autrefois et tels qu’il les perçoit, ne parlent pas avant qu’un langage n’existe pour lui »[[« La Démarche de l’esprit poétique »]]. Prose qui se décline enfin dans les Hymnes d’Hölderlin et notamment dans « Fêtes de paix », je cite : « C’est la loi du destin, que chacun se découvre soi-même ; au retour du silence, qu’une langue naisse […] »[[« Fêtes de paix » poème qui figure dans « Hymnes »]].
Une image rare qui serait en quelques sorte, donc, celle de la renaissance par le langage, celle, donc, de la naissance du Langage… enfin accompli dans la proximité de ce monstre mythologique qu’est Perseus GRS 1915-105 trou noir hurlant et imposant son enfer sonore…
Black box
Les servantes nues se sont retirées. Avec elle, la parole et le gymnase qui bientôt ne sera plus que le terrain d’un affrontement de forces et d’énergies énigmatiques. Le blanc de la box est bientôt noir. Un rideau balaie d’avant en arrière fond de la scène toute la surface du plateau. Un cheval mort apparaît, disparaît. Au second passage, un ensemble de métorites noires, sortes de boules de crystal parfaitement obscur comme l’avenir qu’on y lirait est posé sur le plateau. Matière inerte qui pourrait être dite tumorale. Sorte de pièces d’échec non sculptées pour une partie qui va commencer. Sorte de bulle d’encre qui préfigurerait l’écriture. Espèces de petits noyaux atomiques arrêtés dans leur course qui appelle l’idée qu’une fusion est en cours, à venir, inéluctablement programmée… Et bientôt, dans un tonnerre d’éclairs lumineux, de fumées lucifériennes, dans un assaut de lumières flashantes au rythme d’une canonade déclenchée par une puissance sans égal… MAIS DERRIERE LE RIDEAU, comme si un autre monde, au-delà du théâtre et de la scène, mais convoqué par le théâtre et la scène, était à l’œuvre.
Et de penser, dans l’instant de cet opéra guerrier, cette ouverture aux élans chaotiques, cette symphonie qui célèbre le désordre, que quelque chose est à l’œuvre dans l’œuvre. Et qu’une menace extérieure, mais à peine étrangère, est présente, là. Alors Castellucci, en un dernier mouvement qui va s’étirer dans un hors temps sonore et visuel, livrera trois états presque simultanés. La black box pleine d’une masse nuageuse noire s’anime d’un tourbillon infernal où un bref instant on distinguera une silhouette agitant un drapeau noir. Dans la black box, un visage androgyne aux dimensions aussi imposantes que celles du Salvator Mundi apparaît. Les servantes nues se présseront à son endroit comme autant de lucioles qui disent l’espoir pasolinien que commente Hubermann. Enfin, dans la fusion sonore du monstre stéllaire s’entend (je crois) quelques mesure d’un opéra verdien. Je ne sais plus très bien si c’est Verdi, mais peut-être lui, le révolté, plus qu’un autre. Dans la dilatation du temps, celle de l’image se fraie son chemin. Et le visage emblématiquement serein finit par posséder l’aura dont le nuage tumultueux le privait. Et tout ce temps pris au chaos, les mots « ne me quitte pas » ont passé d’une graisse à une autre sur l’écran de surtitrage, au point que les mots disparaîssent avant que le silence, brutalement, ne revienne à la surface de tout le dispositif scénique. Et de regarder le visage de l’androgyne derrière le voile noir qui est en devant de scène. Et d’y voir, au moment où le spectateur est rendu à la parole, un effet thimante qui, dans l’histoire de la peinture et de la rhétorique, convoque le voile quand ce qui est intense et innommable ne trouve aucun mot.
« Au retour du silence, qu’une langue renaisse »… rappelions-nous. Castelluci, dans le regard mourrant de la lumière (celle qui revient en salle n’éclaire rien, on le sait) qui reste sur le plateau abandonne sa grande œuvre à notre mémoire. Il faudrait un mot pour dire ce que fut ce temps intense. C’est en portugais que je trouve le moyen de nommer le sentiment qui est le mien à cet instant précis et qui durera, je le sais. « Saudades » écrit Pessoa quand il essaie d’approcher les frontières de la mélancolie, de la nostalgie, de l’être loin… Saudades est le mot qui désigne pleinement une absence que l’on regrette toujours.