Tout Entière, de l’ombre à la flamboyance
article proposé par Valentin Marie
Guillaume Poix signe l’écriture et la mise en scène de Tout Entière – Vivian Maier, qui êtes-vous ?, commande du théâtre du Préau, Centre Dramatique National de Vire en Normandie, pour la saison 2016-2017. Aurélie Édline, comédienne permanente du Préau, porte ce texte sur scène. Né d’un désir commun, les deux artistes ont décidé d’explorer les méandres qui entourent Vivian Maier, gouvernante de New York et de Chicago né en 1926, qui a laissé après sa mort en 2009 plus de 150 000 négatifs, dans le plus grand des secrets.
L’histoire est des plus improbables.
Vivian Dorothy MAIER, gouvernante américaine mais aussi collectionneuse compulsive et photographe fantôme. Ses négatifs, elle ne les a presque pas développés, si ce n’est peut-être à ses débuts dans la photographie. Plus de 150 000. Amassés, pendant environ trente-cinq ans, des années cinquante aux années quatre-vingt, à raison de douze clichés par jour, entreposés dans le plus grand des secrets dans des cartons à l’abri des regards, mais aussi du regard de leur propre auteure. Tout cela pendant qu’elle était nourrice.
C’est en 2007 que les premiers négatifs de cette artiste fantôme ont été découverts dans un garde-meuble, et que l’œuvre de cette femme a commencé à être exposée au grand jour, pour arriver à l’œuvre qu’on lui connaît aujourd’hui.
Cette nounou « atypique » a de quoi intriguer. Cette « nounou borderline » comme le dit Aurélie ÉDELINE dans le spectacle a créé, peut-être malgré elle, tout un mystère autour d’elle. Ne pas développer ses clichés, n’en parler à personne, amasser des tickets de bus, des cassettes audio de sa propre voix, des articles de faits divers plus lugubres les uns que les autres, et, à côté de cela, être gouvernante. Cette vie trouble, mystérieuse, étrange, atypique, la comédienne va essayer de la comprendre de façon rationnelle, et tout son parcours va être un jeu de piste, entre incarnation d’une femme fantôme dont on ne sait d’elle uniquement ses clichés, et de questionnements qui vont embarquer la comédienne dans un périple grandiose, à ses risques et périls.
La mise en scène est neutre, dénuée de toute fioriture, et permet un déploiement de l’imagination au-delà de l’espace et du temps de la salle de spectacle.
Véritable boîte noire, la mise en scène focalise dès le début l’attention sur l’enquête menée par Aurélie. Des habits de femme des années cinquante sont méticuleusement posés sur les grandes dalles noires de la scénographie. Une jupe longue, une chemise large, un grand imperméable, des derbies et des bas couleur chair. La comédienne gravite autour de ces vêtements. Peut-être tente-t-elle de se projeter dans ces habits. Elle les regarde, les touche, les palpe fréquemment, comme s’il s’agissait d’un leitmotiv pour elle, de rentrer dans ce corps invisible éclaté et de tenter de le reconstituer en Vivian Dorothy MAIER.
Et c’est là que la scénographie et la mise en scène sont de véritables atouts. L’incarnation et la projection de l’imagination sont rendues possibles grâce à la boîte noire qui permet d’étendre et d’élargir l’espace temps grâce à la projection mentale qu’investit tout entière Aurélie ÉDELINE. L’absence de frontière scénique, de décor d’époque, permet à la seule force de l’investissement de la comédienne à travers son corps, son mental et les mots de l’auteur d’entrer dans un nouveau monde, celui du fantasme d’Aurélie qui tente de rationaliser le comportement de la gouvernante, photographe fantôme dans les rues de Chicago et de New-York. Le fait de ne pas chercher à imposer une image de ces villes dans les années cinquante, leurs rues et leurs automobiles est un atout majeure dans la mise en scène : on ne donne pas de réponses, rien n’est fixé ni imposé, l’énigme n’est jamais résolue car d’humaine à humaine, de surcroît disparue, seul le fantasme demeure, l’imagination, et l’incarnation sublime d’Aurélie ÉDELINE qui tente de trouver une explication à des gestes et des comportements effectués par un autre être humain. Et conforte le fait que l’Homme est un être de possibles, et que Vivian MAIER aurait très bien pu agir comme ce que nous présente Aurélie lors des prises de clichés, mais que cela a peut-être eu lieu d’une tout autre manière, spontanée et imprévue. Le son et la lumière sublime la comédienne dans son jeu, en restituant des ambiances sonores (rue avec des véhicules motorisés, pluie) et lumineuses (éclairage jaune chaud, rappelant une ambiance sépia, lointaine mais également intimiste qui contraste avec le blanc franc et froid du début de la pièce où Aurélie se pose tout un tas de questions sur la gouvernante). En revanche, pour ce qui est du traitement du son dans la pièce, il y aurait quelque réglages à revoir. Certes, des ambiances sonores simples comme celle d’une rue ou de la pluie qui tombe permettent de donner des repères au spectateur, et de plonger encore plus avec la comédienne dans sa quête, mais les sons sont très – trop – forts, trop agressifs, comme pourraient en témoigner les personnes qui à chaque fois se bouchaient les oreilles. Cela est utile pour créer des ruptures, des moments de tension, mais quand c’est trop agressif et que cela semble trop se réverbérer, ou bien trop résonner, les oreilles pleurent.
Et c’est encore le même problème lors du traitement des photographies de Vivian MAIER. On regrette les légendes trop souvent peu – voir pas – compréhensibles, dû à un son trop fort qui parfois forme un brouhaha alors qu’alliées au travail d’Aurélie ÉDELINE, elles sont d’une beauté qui détonne dans le cœur et qui remue, bouleverse et transporte dans un univers sublime : celui des clichés de Vivian Dorothy MAIRER.
Car oui, le travail sur le corps de la comédienne est sublime. C’est avec une précision magistrale du corps et certainement grâce à un travail de projection mentale qu’Aurélie incarne les photographies. Et ce dans un enchaînement d’une douceur, d’une délicatesse mais en même temps d’une force et dégageant une puissance telle que cette fluidité et cet équilibre parfait qui restitue la puissance que dégagent les œuvres de Vivian MAIER ferait pâlir les plus beaux ballets classiques. Le travail mené conjointement par le chorégraphe Thierry Thieû Niang et Aurélie ÉDELINE est d’une élégance, d’une puissance et d’une beauté rare, véritable joyau que renferme ce spectacle.
Tout entière, Aurélie se donne vraiment et signe une véritable performance entre perdition et questionnements, incarnation et fantasme, don de soi et retours de flamme, car cette enquête n’est pas sans risques. Le spectateur aura peut-être le sentiment de quelques longueurs parfois, mais cela est révélateur de failles beaucoup plus profondes que l’auteur explore et qui emmène la comédienne dans des endroits insoupçonnables de l’être et parvient même à interroger le métier d’acteur et à sonder ce qui peut-être est insondable, dans un tour de force final puissant et poignant.