Traversée de village sans âme.
L’artiste associé Stanislas Nordey au festival d’Avignon – avec Dieudonné Niangouna – y met en scène « Par les villages », de Peter Handke. Et présente ainsi à la Cour d’honneur 4 heures d’un théâtre qu’on pensait disparu.
Il y a comme ça des miracles qui n’arrivent pas.
En entrant dans la Cour d’honneur du Palais des Papes pour découvrir la mise en scène du texte Par les villages de Peter Handke par Stanislas Nordey, il avait fallu, déjà, se laver de tout ce que l’on avait pu voir de lui jusque là. Oublier sa façon monocorde de donner à entendre un texte. Oublier sa rigidité et ses codes. Et entrer avec cette page blanche, celle que se doit d’avoir celui qui aime à pratiquer ce que Jean-François Perrier nomme si joliment le « métier de spectateur ».
Le nettoyage n’aura servi à rien.
Dans le texte de Peter Handke il y a cet homme, Hans, l’ouvrier, qui est resté au village, qui est resté dans la maison, qui a tenu avec sa soeur tandis que l’autre frère, Gregor, partait étudier, et s’effaçait. Handke sculpte pour lui une langue musicale. Et il y a ce poème dramatique. Final. Celui de Nova.
Nova ouvre aussi le texte. Alors on relit. À Gregor elle dit : « Joue le jeu. Menace le travail encore plus. Ne sois pas le personnage principal. Cherche la confrontation. Mais n’aie pas d’intention. Evite les arrières-pensées. Ne tais rien. Sois doux et fort. Sois malin, interviens et méprise la victoire. N’observe pas, n’examine pas, mais reste prêt pour les signes, vigileant. Sois inébranlable. » Et l’on voudrait relire cela à l’oreille du metteur en scène.
Stanislas Nordey inscrit ce texte remarquable dans une coquille d’œuf, et dans une scénographie digne des années 80.
Si les cabanes de chantier, d’un bleu tout neuf, passent en première partie, leurs revers, des façades blanches arborisées, frôlent le pathétique. Si la première heure saisit pour la radicalité d’un choix qui place le mot au cœur et les acteurs en nudité, sur la continuité ne se déroule qu’une implacable monotonie. Une musique à un seul temps, sans tempo.
Tous, dans cette toile frigide, semblent se débattre. Laurent Sauvage a suffisamment de présence pour donner au rôle de Gregor la froideur qui l’enferme. De même qu’Annie Mercier dont la voix cassée insuffle l’âme à L’Intendante – « Qui entend ma voix ? Ô temps ! ». Mais cela ne suffit pas. Emmanuelle Beart, seule, offrira la réalité d’une présence. Elle est là, dans cette famille déchirée, dans cette dérive, dans ce village perdu. Là jusqu’au bout, lorsque tous – sauf étrangement l’ouvrier Hans (Stanislas Nordey) qui reste debout sur le plateau – se posent assis sur un banc, de côté, observateurs doucement emprisonnés, contrits, par les mots de Nova (Jeanne Balibar). Là, ne lâchant jamais son rôle, tandis que Jeanne Balibar se jette dans le monologue de Nova comme dans un dernier round, qu’il faudra bien remporter, mariée qu’elle est à l’immobilité. Et pour ne pas sombrer, on s’accroche, comme elle, aux mots épelés. Et lorsqu’elle en termine les spectateurs l’applaudissent, comme l’on applaudit une traversée solitaire. Redjep Mitrovisca dans sa sublime interprétation des Cahiers de Nijinski, en était devenu la voix. Ici, la voix disparaît.
Pour qui s’attelle à deviner la trace que laisse sur un texte celui qui tente le voyage, ne se découvre là qu’une structure, un code, un outil, non un imaginaire. Le pire étant le jeu de Stanislas lui-même. Tremblant de vide. Là où un Claude Régy sait deviner la musicalité des mots, sait élever le texte au niveau des images, avec cette force de traduction qui lui appartient, l’entrée en un infini silence poétique, Stanislas Nordey plaque une interprétation. Un endormissement. Dès lors dans ce Par les villages, le texte seul tient la Cour debout jusqu’au bout.