Un Concert à la carte
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Vanessa Larré signe au CDN d’Orléans une audacieuse plongée en apnée dans la langue de l’auteur allemand Franz Xaver Kroetz qu’elle déblaie de son naturalisme pour aller à la source de ses (im)pulsions angoissées.
On n’entendra pas le son de sa voix. Vanessa Larré ne prononcera pas un mot tout le spectacle durant. 1h20 d’un silence qui jamais n’a fait entendre aussi distinctement la voix d’un auteur et celle, intérieure, d’une interprète troublante de justesse. Et pour cause, le projet n’est autre que de mettre en tension les didascalies qui constituent la vision cynique du « Concert à la carte ». L’entreprise cocasse pourrait s’apparenter à un exercice de style, mais l’immersion proposée par Larré relève d’une tentative aussi féconde qu’exigeante.
D’emblée, le bain sonore qui amorce la proposition témoigne d’une véritable quête d’orfèvrerie acoustique, micro-perceptions de bruits du quotidien que l’on ne perçoit plus et qui trouvent ici un écho sensible à cette tranche de vie banale d’une femme banale dont on partage une plage journalière classique et semblable à celle de milliers de femmes. On n’entendra donc rien du texte et on entendra pourtant absolument tout de ce texte. On sera plongé au cœur de tout, de tous ces petits riens qui prennent ici une dimension tragique : une petite tâche sur un imperméable nettoyée frénétiquement, des vêtements pliés au millimètre, et toute une série de tics compulsifs qui réglementent l’agencement d’un frigo où chaque chose a une place et chaque place a une chose. L’ordre est ici vital, l’organisation ne peut ici, dans l’univers de cette Mademoiselle Rash (working girl des temps modernes), souffrir de la moindre approximation.
L’histoire est simple. Une femme rentre dans son appartement après – on imagine – une journée de travail, et l’on va suivre ce temps flottant entre chiens et loups, à partir du moment où l’on quitte ses chaussures chez soi jusqu’au coucher. C’est à peu près tout. Les rituels s’enchaînent tentant d’abolir toute forme de hasard, l’aléatoire n’existe pas. Le contrôle est la règle. Il n’y aura rien de spectaculaire, tout au plus un « Saturday night fever » lors d’un play-back tonitruant auquel chacun pourrait se laisser aller dans l’intimité d’une salle de bain. Rien de spectaculaire donc, mais tout à voir. Larré bazarde le simulacre et nous invite ainsi à voir plus loin, à développer une vision aigue de ce qui se niche dans cette douce descente aux enfers, froidement banale et aseptisée. Les petits riens ici ne sont pas les choses minuscules décrites avec une naïveté presque suspecte par les Delerm et autres observateurs patentés du rien, chaque geste, chaque mimique est ici un gouffre, une faille béante qui se creuse à chaque instant. Son sens de l’observation est toute chirurgicale. On est saisi par la précision, la mécanique de Larré portée par une désincarnation poussée à son paroxysme.
Ce vaste appartement déshumanisé dont le dépouillement et la fonctionnalité des multiples rangements (leitmotiv du modèle Ikea) semblent être la seule raison d’exister, offre un décor propice à la préparation de dîners cellophanés. L’usage d’un poste dont la voix de l’animateur radio est la seule distraction dans cette solitude qui trouve à peine le réconfort d’un écran de télé faisant office de tapisserie. L’exposition de cette intimité est faite avec pudeur, on se retrouve du côté du rideau, celui où l’on peut scruter chez le voisin. Le dispositif vidéo offre ici le paysage urbain nocturne d’une banlieue qui s’endort dans l’indifférence. Sur ce même espace alterneront des fenêtres d’immeubles qui s’illuminent par intermittence et la projection, de l’autre côté du miroir, du visage de l’actrice, seule dans l’intimité de sa salle de bain, l’endroit où elle peut et où l’on peut la regarder en face, nue et fragile.
Elle entre, elle se déshabille, mange, se démaquille, prépare ses affaires pour le lendemain, enfile son pyjama, se couche, se réveille, nettoie, fait sa toilette, range lorsque soudain, un placard la trahit. À peine entrouvert, un monticule de chaussures s’étale dans le salon. Elle poursuivra alors avec cette seule entorse à son ordonnancement interne. Ça fait l’effet d’un chaos intérieur qui viendra troubler sa nuit, où le seul repère rassurant nous mène vers l’enfance, du côté d’une guirlande kitch, réconfortante, faisant office de phare dans cette errance contemporaine. Une ode au silence. Demain, probablement, elle recommencera, jusqu’à épuisement.
Cette exploration est doublement ingénieuse, d’abord parce qu’elle met en lumière la plume burlesque acérée de Kroetz. Certes, ses textes n’atteignent pas toujours la percussion d’un Botho Strauss ou la densité d’un Heiner Muller, qui frôlent parfois un manichéisme mécanique (cf. Ni chair ni poisson) que l’on retrouve aussi chez Falk Richter. Mais Vanessa Larré lui rend ici justice et le sert de la meilleur des façons en nous donnant à entendre et voir ce qui fait force dans la voix de Kroetz, un regard aigu sur les processus de déshumanisation propres à nos sociétés.