Un Dance Digest en crescendo
Le Théâtre Gérard Philipe et le Théâtre Louis Aragon prennent leurs quartiers d’été au Théâtre de la Parenthèse et présentent les travaux de 3 jeunes chorégraphes de « Territoire(s) en Danse » – Mithkal Alzghair, Sylvère Lamotte et Mickaël Phelippeau.
Au théâtre de la Parenthèse, à l’heure où Avignon s’éveille doucement, trois formes dansées présentent les travaux de jeunes chorégraphes dans le cadre de la programmation La Belle Scène Saint-Denis, les quartiers d’été du TGP et du Théâtre Louis Aragon de Tremblay en France. Un format semble-t-il « promotionnel » : 3 extraits de 30 minutes chacun pour répondre au principe de visibilité si cher au marché du spectacle et, on s’en doute, pour tenter de fidéliser un public avant l’heure. Un vrai dance digest, trois pour le prix d’un, le tout bien emballé avec le label « Territoire(s) en Danse » du théâtre Louis Aragon à Tremblay-en-France.
Reste que la qualité du travail proposé par les trois artistes prend (heureusement) le dessus. Et c’est là, peut-être l’essentiel : en dépit de l’artificialité et des contraintes de l’exercice, des rencontres ont lieu qui vont crescendo.
Premières images celles de ces paumes de main exposées qui jouent avec l’imaginaire de l’exil, entre déséquilibres et violences menottées. Ils sont trois, deux hommes et une femme et dansent nus pieds, le regard droit au rythme d’une musique orientale et discrète composée par Shadi Khries. Trois danseurs, Mirte Bogaert, Yannick Hugron et Samil Taksin, jouent avec la forme du trio, isolant tour à tour l’un d’eux ou l’englobant. Des gestes ordinaires grandissent jusqu’à composer des variations, tantôt accélérées tantôt empêchées, autour des « images du corps face au pouvoir, aux situations de contrôle, de soumission, de conflit » – dixit la bible du spectacle. We are not going back est la dernière création du jeune chorégraphe et danseur Mithkal Alzghair, vainqueur du premier prix du Concours Danse Elargie en 2016 et dont le travail s’inspire de son expérience de l’exil – il quitte la Syrie pour suivre un Master d’études chorégraphiques à Montpellier en 2011 et y restera. C’est tout cet imaginaire d’un pays en guerre, de corps violentés et arrêtés au quotidien qui nourrit son vocabulaire, quitte à tomber par endroits dans une illustration un peu trop appuyée. La proposition s’obstine à garantir une lisibilité des images qu’elle construit – trois corps comme soudés qui s’entrechoquent, se retiennent, une fluidité des déplacements en chassé-croisé pour dire, avec des corps, la fuite, l’entraide, la confrontation. Autant de « thèmes » que les mouvements font varier avec un sérieux impénétrable, tant ces corps soumis et conflictuels peinent à esquisser des espaces de liberté et de rêveries pour le spectateur. La musique s’arrête, restent les danseurs qui poursuivent leurs derniers mouvements en faisant entendre des respirations accélérées. Le souffle de Mithkal Alzghair, à l’avant-scène, se calme peu à peu. Fin du premier extrait, une rencontre en partie manquée.
C’est par le silence et le vide que débute la seconde proposition, extraite de la dernière création pour six danseurs du jeune chorégraphe Sylvère Lamotte. Son corps, immense, est allongé sur le côté, dos au public. Une danseuse, Brigitte Asselineau, entre en scène. Simple présence de deux corps que tout oppose : l’un est jeune, massif et d’une hauteur vertigineuse, l’autre âgé et menu. Echo d’un infini (extrait) raconte, par des images de corps et des mouvements silencieux, la rencontre entre ces deux danseurs – une rencontre qui passe par le toucher. Et Sylvère Lamotte de construire, avec justesse, une exploration du toucher qui évoque celle, philosophique, menée par un Merleau-Ponty. Développant le (fameux ou mythique) principe du chiasme, il rappelle que la peau est le théâtre d’un entrelacs singulier – joignez vos mains et tentez de distinguer, en termes de perception sensible, laquelle touche l’autre par exemple, ou de sentir, lorsque vous saisissez un objet, non plus la surface de l’objet mais celle de votre peau. L’intérêt de la pensée merleau-pontyienne ici tient au fait qu’elle insiste sur un point : pour que le chiasme existe, il faut qu’il n’y ait pas de coïncidence – c’est le rôle de la peau, seuil sensible entre intériorité et extériorité. Autrement dit, le toucher implique nécessairement un intouchable, un écart. Et c’est précisément cela auquel la proposition de Sylvère Lamotte donne corps : cet espace vide – dirait l’autre – sans lequel le toucher ne peut exister. Toute la première partie de la proposition s’amuse à accueillir, dans les gestes dansés, le corps absent de l’autre. L’un soulève le vide et l’on voit l’autre frémir de plaisir, les yeux fermés. Préparer la peau, pour qu’ensuite elle puisse être touchée. Lorsque le contact a lieu, enfin, il fait exploser les corps dans l’espace et leur donne une énergie nouvelle. Des jeux, alors, se mettent en place avec une sensibilité et une attention rare. Jeux des différents contacts possibles – soulever le corps de l’autre qui semble aussi léger qu’une brindille et lui faire regarder le ciel, s’y lover et le serrer dans ses bras, accueillir un dos contre soi et le retenir. Aucune fioriture ne vient encombrer les mouvements et la chorégraphie se passe de tout accompagnement musical. Les images de corps que compose Sylvère Lamotte développent avec finesse une exploration du toucher et séduisent par leur puissance d’évocation poétique. Deux corps, deux âges, une même peau.
Une dernière rencontre prend la suite et clôt avec une énergie folle ce dance digest de La Belle Scène Saint-Denis. Rencontre entre le chorégraphe Mickaël Phelippeau, formé aux arts plastiques et à la danse contemporaine et le travail de la compagnie Fêtes Galantes, dirigée par Béatrice Massin. Rencontre, surtout, avec l’étonnante Lou Cantor qui débarque, sac à dos et baskets au pied, pour un solo de 30 minutes autour de la danse baroque. Pas à pas, elle expose les principes de cette danse « poussiéreuse » en déconstruisant une unique phrase chorégraphique, depuis son inscription sur le sol dans une écriture qu’elle lira ensuite jusqu’à son exécution en costume. Sans jamais sombrer dans le didactisme, Lou raconte. Elle raconte la sensualité de ces avant-bras que la danse découvre et des poignets qui s’enroulent, l’étrange fierté d’avoir le même corps que sa mère et de danser dans ses pas, avec son sourire. Tandis qu’elle répète la même phrase, chaussures au pied, la voix enregistrée de son père chante, de plus en plus librement. Récit d’une vie, dansée, qu’elle partage avec public, dans une adresse directe d’une simplicité troublante. Donnant corps à son principe des bi-portraits, Mickaël Phelippeau démontre avec Lou que la danse s’invente avec ceux qui l’inscrivent dans leur corps et qu’il n’est de rencontre que dans la liberté de créer, ensemble. Le corps de Lou Cantor s’expose aux regards du spectateur avec franchise et affirme une puissance et une sensibilité bouleversantes. Une rencontre comme on en voit peu.