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Un mur se meut – hallucinations, balivernes et puis ? – L'!NSENSÉ
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Un mur se meut – hallucinations, balivernes et puis ?

Aurélien Bory présente du 15 au 23 juillet à l’Opéra Grand Avignon, Espaece, pièce de chorégraphie scénographique inspirée du livre de Georges Perec Espèces d’espaces. Une heure de variations et de transformations d’espaces avec cinq comédiens-chanteurs-acrobates-danseurs muets devant ce spectacle qui les dépassent. Comment l’habiter ?

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Plateau nu. À première vue. Aussi à la deuxième.
Après avoir reçu quelques ordres des phrases qui étaient projetées au dessus de leurs têtes, les cinq figures au fond écrivent une phrase en déformant chaque livre, qu’ils tiennent en main, en une lettre. Procédure quelque part un peu trop laborieuse pour celui (ou celle, le masculin sera ici utilisé uniquement pour la facilité de la lecture) qui a lu la présentation et connaît donc déjà la phrase : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » Mais elle a la malice de faire du livre même le moyen d’écriture. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Trois perches descendent et servent de balançoires sur lesquels trois danseurs avancent tels des figurines avec des positions fixes et identiques. Un mouvement séquentiel – apparemment cher à Aurélien Bory (v. Azimut) – qui dans la répétition des gestes et son rythme identique produit dans la durée un effet visuel dérangeant, tel un trompe-l’œil, un escalier de Penrose ou autres sophistications du visuel, qui ne nous permettent plus d’identifier clairement l’avant et l’arrière, le haut, le bas. Tout s’emmêlant quelque peu. Ça tourne.
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Les trois perches remontent.
Une femme vient chanter une quelconque aria dans cette espace immense, cherchant dans l’espace son espace, son coin, là où il se laisserait chanter le mieux. Comment l’habiter ? Quelle serait cette espace sans fonction dont rêve Perec ? Des camarades entrent à travers les deux portes de sécurité et se positionnent devant ce mur énorme. Muets. Silhouettes. L’espace était donc nu et tout à coup, le mur du fond du théâtre commence à bouger. Ai-je vu comme il faut ou est-ce encore la suite de l’effet précédent ? S’ensuit alors une danse de ce mur du fond de théâtre qui se plie et s’étire, crée des diagonales, des espaces en zig-zag, à l’envers une bibliothèque gigantesque, tourne etc. etc. Peut-être fallait-il d’abord cesser d’identifier avec notre certitude quotidienne l’avant du derrière pour que l’espace lui-même peut se mettre à jouer. Il devient même menaçant quand il faillit d’écraser un de ces muets entre deux pans noirs. Quelque chose entre Karl de l’Odyssée dans l’Espace, le château de Kafka et des villes chez Borgès (auquel d’ailleurs Perec lui-même fait référence à plusieurs reprises dans son livre). Nos figures muettes y sont principalement spectateurs ou victimes tel un Charlie Chaplin dans Les Temps moderne, bougeant comme ils peuvent dans ces murs en mouvements. C’est quelques gags un peu potaches qui nous laissent respirer un autre air que ce mysterious lynchy space shuttle. Vrombissement. Bourdonnement. Mouvements de forces énigmatiques. Ainsi quand le mur avance, quatre des cinq se couchent et passent en dessous, alors que le cinquième, un peu plus opulent ne passe pas et arrête le mur d’avancer qui cogne contre son corps. Ou encore : Quelqu’un s’est échappé en haut du mur pour ne pas être écrasé. Il tombe derrière, à au moins 9 mètres. On entend un coup terrifiant d’un poids qui s’écrase par terre et il ressort l’instant après par la porte comme si rien ne s’est passé. Quelques soli comiques qui font rire quelques uns dans la salle, chantés, mimés… comme pour dire peut-être que lecture, écriture et espace imposaient le silence à la parole. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ou serait-ce l’horreur du XXe siècle ?
Si nos silhouettes, habillés principalement en noir et blanc cassé, gris, parfois bleu, costumes quelques peu théâtraux, pas trop contemporains, quelque peu circassiens… enfin… si nos silhouettes, dis-je, ne sont pas en prise avec l’espace, ne sont pas étonnés par l’espace, ils leurs arrivent de lire le livre qu’on devine d’être Espèces d’espaces de Georges Perec. Et en suivant l’appel de Georges Perec de changer sa manière de regarder le quotidien, sa rue, son immeuble, de s’imaginer des choses qu’on ne s’imagine pas (penser à un ami, à son mouvement dans l’espace, à son mouvement par rapport à ma position dans l’espace, à la hauteur de sa position, dans quel étage vit-il ? etc. etc. [[normalement interdiction d’écrire etc.. au moins : et cætera car il faut tout écrire, mais je ne joue pas, rabat-joie]], en suivant donc cet appel de faire « des expériences », les comédiens-danseurs-contorsionnistes lisent leurs livres dans les positions les plus tordus, changent ses positions, lisent sur la tête, tournent la page avec leurs doigts de pieds qui s’est retrouvé à côté de leurs épaules (ou presque), au point de se douter qu’ils puissent réellement continuer à lire avec ces acrobaties. C’est alors qu’on ne peut pas s’empêcher de penser que « faire ces expériences-là » semblent tout de même un tant soit peu stériles. On ne peut pas s’en empêcher jusqu’à ce qu’on voit que ces livres étaient, de toute façon, vides, pages blanches, des centaines de pages blanches, à remplir ? Effacés ? Et c’est en lisant le résumé de la biographie de Perec qu’on se dit soit, en effet, tout cela reste un peu vain, des balivernes, soit tous ces contorsions et « expériences » sont là pour masquer ce vide affreux, ces anéantissements du XXe siècle. Dans ce cas-là, Aurélien Bory serait une sorte de bio(choré)graphe, l’adaptation, fidèle.
Le dernier espace est construit avec une tuile phosphorescente et des lignes, des silhouettes, une femme qui semble tomber, y sont imprimés pour se dissiper dans le néant. Un robot étrange bombarde des lettres : E R R E C R I E R E E C R I R E. Traces qui ne resteront pas. Traces peut-être de tout ce qu’on entreprend, traces comme le passage d’un corps dans un théâtre. Comment l’habiter ? En écrivant ?
Ici, de cette trace, nous ne faisons pas l’expérience tragique. Aurélien Bory nous propose avec Georges Perec un drôle de mélange entre expérience ludique, divertissement et un sensationnel visuel. Au final, cela reste une expérience pour le cerveau et l’œil. Nous sommes loin du corps et de la viande. Ici nous n’écrivons pas avec notre sang. Nous ne gravons pas les lettres dans notre chair comme dans La colonie pénitentiaire. Nous expérimentons quelques hallucinations visuelles, mais nous ne sommes pas morcelés. Heureux pour celui qui le veut.
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