Un n’importe quoi salutaire
La Clairière du Grand n’importe quoi se joue dans le Festival OFF d’Avignon 2019 à l’Artéphile à 16h35. Une épopée géo-politico-écologique qui délire notre monde et ouvre quelques brèches par le rire de cette réalité qu’est la nôtre, alors que l’on pourrait en pleurer. Cela donne de l’air !
Au retour en force de l’ordre moral, lorsque le théâtre est à nouveau inféodé sinon à un message, du moins à une utilité sociale traitant les problèmes de notre société, où il est si souvent réduit à une exposition plate d’opinions et à la signification claire de chaque mot à une chose, où le monde se réduit à une simplicité manichéen et rassure ainsi la gauche bien-pensante, le n’importe quoi de Alain Béhar ne peut qu’être une clairière, un souffle, de l’air dans l’ennui actuel des plateaux de théâtre. Surtout quand à fur et à mesure notre rire sur ce délire écologique (car c’est drôle!) se frappe au fait que ce délire du n’importe quoi nous est pas si étranger, n’est pas si éloigné et qu’il nous est même plutôt familier. Les sens se renverse, les personnes errent, les directions s’intervertissent. Il pleut et quand le soleil arrive, le trou d’ozone brûle tout. Les papiers montent en flamme. Les bébés crèvent, sont cuites et pourrissent. Tout se rempli d’eau qui devient lait à cause des poudres de lait déshydraté abandonnés dans des paysages apocalyptiques. Des gens se collent à nous, maigre et suant, nous embrassent avec la langue. Des bombes explosent. Boum. Des mitraillettes. Tack. Il y a des rats géants. Des cadavres. Ça pu. Une journaliste capte les dernières images attendrissants et chante un nouveau tube qui s’appelle « Moi aussi ». Un artiste veut « provoquer » en foutant une meuf sur une bite énorme en glaçon qui fond au soleil…
Comment ne pas alors penser à la « Barca Nostra » exposée à la Biennale de Venise et à tout ce réalisme néolibérale qui prétend « critiquer » cette société alors qu’il permet tout juste que le monde continue à tourner ainsi, car on donne l’impression de se soucier des catastrophes actuelles et à venir.
La terre tourne dans un sens, s’arrête et tourne dans l’autre autour de n’importe quoi. La solution aura lieu en 2147. Il suffit d’attendre un peu. Jusqu’ici on est bien en cage, mieux que dehors, merci Total, merci vraiment. On finit quand même de sortir, de s’évader, ce qui semble tout de même beaucoup plus simple qu’on croyait. On sacrifie toute sorte d’objets, on détruit, un enfant pleure parce que son papa éclate son téléphone ce qui le fait rire et une exode du monde entier se fait sur un bateau en papier au milieu de la Sahara vers l’imagination. Effacement du monde. Du code, du big data pleut du ciel et fait pousser des choses étranges. De nouveaux jeux se tissent entre nous, de nouvelles espaces et c’est remis à demain.
Alain Béhar, qui a collaboré ici, comme dans son précédent spectacle Les Vagabondes, avec Marie Vayssière, entre dans son délire avec une simplicité et une vitesse qui ne s’attardent pas aux mots car c’est de toute façon n’importe quoi. Il semble que rien ne compte vraiment, les cadavres sont sur la même échelle de valeur qu’un homme qui passe, de la pluie qui tombe. C’est un n’importe quoi postmoderne où tout repère est perdu, le haut et le bas, la droite et la gauche n’existent plus. Et le théâtre est alors libéré d’une injonction dramaturgique qui doit se vouloir intelligente. La terre tourne, les lumières tournent. Paf et « Paf » est projeté sur le mur. C’est n’importe quoi, mais ce n’est pas grave, ce n’est pas jugé. Tout se passe très bien au final. Et puis, quand même, des fois, exténué, au bout d’un désespoir ou simplement épuisé, à bout de souffle car fuyant les rats énormes ou suant de la chaleur des projos, Alain Béhar s’arrête et quelque chose d’un abandon, quelque chose d’en dessous de cette course effrayante contre l’absurdité s’adresse à nous, se manifeste et on se demande : Pourquoi personne ne s’arrête de courir, ce pourrait être si simple pourtant.
Mais même quand on aurait pu se noyer, l’eau ne va pas plus haut que la mâchoire, pour tout le monde, petit ou grand, personne ne se noie dans l’océan de lait qui a envahit tout.
La scénographie est simple. Trois panneaux peints en blanc jusqu’au milieu à peu près, en fait jusqu’à la hauteur du cou de Béhar, des cartons par terre, un scotch bleu qu’il scotche et coupe pour créer des espaces, n’importe quoi. Le théâtre ici n’est pas l’illusion du lieu de fiction, ni même sa représentation, mais quelque chose comme un plan d’immanence qui peut accueillir ce texte. Cela se regarde peut-être comme une reconstitution ou mieux la construction de ce délire éco-cosmique dans ce petit théâtre qui n’a peut-être pas plus de 2m20 de hauteur sous les plafonds. À un moment, Alain Béhar semble avoir un trou de texte. Il se gratte la tête, tire une grimace au spectateur et va lire ses papiers qui sont là sur le plateau. Il ne s’agit pas d’y croire, mais comme Alain Béhar fait l’expérience de ce monde fou, de ces mots, nous sommes avec lui, rions beaucoup, beaucoup et nous nous disons à la fin que peut-être c’est quand même par là, par le grand n’importe quoi et par un rire qu’il faut prendre ce monde de tarés, que son délire du grand n’importe quoi nous donne de la force pour s’attaquer au n’importe quoi de notre monde. Un n’importe quoi salutaire.