Un spectre hante l’Europe : Les Irresponsables, par Aurélia Guillet
Les Irresponsables d’Hermann Broch, adaptation d’Aurélia Guillet, 3-19 mars 2022, TNP de Villeurbanne
Le juif autrichien Hermann Broch publie Les Irresponsables en 1950, exilé aux États-Unis. Il meurt un an après. Dans Le Livre à venir (1959), Maurice Blanchot a écrit de magnifiques pages sur l’auteur des Somnambules (1931) et de La Mort de Virgile (1945), mais il demeure relativement méconnu en France, dans l’ombre imposante de Robert Musil. Son ultime roman a pour toile de fond la montée du nazisme en Europe dans les années 1930. On s’enfonce dans les méandres bourbeux d’une famille aristocratique faisandée : un baron, président du tribunal, qui a éradiqué en lui tout désir, aussi chaste qu’un saint homme ; sa femme, qui donne naissance à une bâtarde prénommée Hildegarde ; son amant, qui se sert d’un pavillon de chasse comme garçonnière (souvenir peut-être de L’Amant de lady Chatterley de D. H. Lawrence), où il entretient aussi une comédienne morphinomane, qu’il finit pas empoisonner pour mieux y introduire… la domestique de la baronne. C’est le locataire, M. A., A. comme Andréas, et la bonne, Zerline, une bonne genétienne avant la lettre, qui occupent toute la première partie de cette adaptation théâtrale de 02h30.
Klaus Michael Grüber avait extrait du roman de Broch Le Récit de la servante Zerline, récit que fait à un M. A. silencieux, incarné alors par Grüber lui-même, la servante jouée par Jeanne Moreau. Spectacle désormais mythique, dont restent quelques photographies et les témoignages des critiques éblouis. Aurélia Guillet ne l’a pas vu, et pour cause (la metteuse en scène débute à l’orée des années 2000 avec L’Ours et la Lune de Claudel). Marie Piemontese reprend le rôle de Zerline, et Pierric Plathier celui d’Andréas. L’actrice que l’on a pu voir dans les spectacles de la compagnie Louis Brouillard n’est pas ici dépaysée. Elle erre dans la pénombre, parmi des fauteuils recouverts d’un linceul blanc, inoccupés, posés sur un plateau nu. Deux écrans au lointain laissent voir des projections fuligineuses : écrans de fumée propices au déploiement d’un imaginaire funèbre… Zerline dévide patiemment, d’une manière désaffectée, comme absente à elle-même, déjà détachée, le fil d’une vie toute entière vouée, sans concessions, au « désir », à la recherche éperdue du « plaisir » et de la « jouissance », qu’elle ne veut pas confondre avec l’« amour », ce « vacarme de l’âme » épinglé chez la baronne, ce faux-semblant timoré d’une énergie dévorante, ravageuse. A., à moitié endormi, à moitié éveillé, son lit défait dans une pièce qu’on croirait inhabitée depuis des lustres, n’est pas loin d’être recouvert par un linceul lui aussi, d’être pris à son tour dans un devenir-spectral. Tout ce que lui raconte Zerline, les secrets de famille qu’elle dévoile impudiquement, pendant le temps dévolu habituellement à sa sieste dominicale, est peut-être d’ailleurs un mauvais rêve, et Zerline la visiteuse lui apportant ce mauvais rêve ‒ selon les anciennes croyances d’une oniromancie que s’ingéniait à dissiper Freud. Zerline instille en tout cas le poison de la mélancolie dans la tête du jeune homme. Celui-ci est pris dans son récit comme dans une toile d’araignée invisible peu à peu tissée. Il est foutu. (Deleuze ne disait pas autre chose à propos des films de Minnelli.)
On le retrouve dans la deuxième partie, embourgeoisé, investissant dans l’immobilier en pleine montée du nazisme. Il s’est entiché entre-temps d’une modeste blanchisseuse, Melitta (Judith Morisseau), dont l’histoire nous est contée par la voix envoûtante, aux accents slaves, de Miglen Mirtchev, et montrée dans un film provoquant un trouble insidieux entre paysages naturels et psychés tourmentées des personnages. La bâtarde Hildegarde (Adeline Guillot), qu’on découvre fumeuse et alcoolique, s’oppose par jalousie à cette union et à un projet d’achat du pavillon de chasse, cette cerisaie pourrie, qui porterait un coup fatal à sa baronne de mère. Zerline, même absente, semble encore tirer les ficelles : c’est elle qui a suggéré à Andréas ce nouvel « investissement » ; c’est elle de nouveau qui donne à Hildegarde l’adresse de Melitta dont elle provoque le suicide par défenestration. Hildegarde ramène à Andréas le petit sac à mains en cuir taché de sang qu’il avait offert à la lavandière foudroyée, dont ç’aura été le seul cadeau jamais reçu par un homme. Elle lui décrit sadiquement tous les détails de son agonie et lui expose comment cette disparition finalement lui « facilite la vie ».
Au cœur du spectacle, une scène hallucinante, digne d’un tableau cauchemardesque de Füssli, où Hildegarde enjoint Andréas, engoncé dans ses conventions bourgeoises, de la « violer », surtout pas de l’« aimer », mais de la « désirer », de la « prendre ». Hildegarde a été élevée par Zerline. Elle vampirise Andréas, littéralement, et le laisse exsangue sur son lit, tout comme Zerline par son récit lors de la première partie. L’excitation croît sur les cadavres. Scène courageuse qui pourrait prêter à malentendu. C’est pourtant ici qu’apparaît le plus manifestement un lien entre la décomposition de cette famille et la décomposition de l’Europe au même moment. C’est cette libido sauvage ainsi déchaînée, intrication érotico-thanatique, corsetée par les petites aspirations matérielles ou sublimée dans un lyrisme frelaté, que captera le nazisme à ses propres fins.
1950, 1986, 2022 : les contextes, et donc les résonances du roman de Broch avec l’époque, ne sont pas les mêmes. Aurélia Guillet, en mûrissant une adaptation longtemps rêvée, était sans doute marquée par la résurgence des extrêmes droites au sein quasiment de toute l’UE. Elle ne s’attendait sûrement pas à ce que Poutine envahisse l’Ukraine. Notre conjoncture est peut-être encore plus illisible que les précédentes (le traumatisme laissé par le reflux du nazisme, la Guerre Froide). Le dirigeant de la Russie depuis vingt ans déclare sans vergogne entreprendre une « dénazification » de l’Ukraine, se jouant cyniquement de la mémoire de la seconde guerre mondiale. Et ce n’est plus le bloc communiste qui affronte froidement le bloc capitaliste, mais deux formes d’un capitalisme effréné, l’une oligarchique, l’autre néo- ou illibérale, (pseudo)démocratique, qu’il serait malgré tout proprement irresponsable de mettre sur le même plan. Le spectacle d’Aurélia Guillet jette une clarté blafarde sur la manière dont l’énergie passionnelle inemployée des individus, masquée par le progrès, l’aisance, le confort, etc. peut être exploitée à l’échelle collective par des puissances fascisantes. Le spectre du pire hante toujours l’Europe. Il est temps de se réveiller.