Un vent familier qui déboussole encore.
« Par autan », un spectacle du Théâtre du Radeau créé le 17 mai 2022 au Théâtre des 13 vents à Montpellier.
Au cœur des 13 Vents, à peine entré dans la salle, on découvre, sur la scène, une multitude de morceaux de décors déjà aperçus dans de précédents spectacles de cette compagnie. Transportés ici par le vent de la haute mer, par l’autan, des pans de murs, des morceaux de tissus, un banc en bois, des meubles et des objets apparemment échappés de quelques greniers, composent ensemble un nouveau bout d’univers, une nouvelle pièce qui vient agrandir encore l’architecture complexe de l’œuvre du Radeau.
Soudain, un homme se met à parler, il dit des mots de Walser, il a l’air de nous conter quelque chose… Et comme emportés par ces mots, ou bien pour y répondre, l’un, puis l’autre, puis d’autres êtres, sur la scène, s’animent et s’expriment. Dans un second espace que dessinent des panneaux de bois, à l’arrière-plan, la silhouette d’un homme joue du piano. Bercée par la musique des mots et de l’instrument, apaisée aussi par la douceur des lumières, je plonge dans une rêverie au cœur de laquelle des textes, des tableaux, des gestes, enfin ce que je regarde et ce que j’entends, se mêlent à mes propres pensées vagabondes.
Et puis brusquement le vent souffle, et le vent réveille et sur la scène des êtres luttent contre ce vent, ils s’acharnent à aller à contresens et les vêtements virevoltent et le parasol de la dame se cabre au premier plan. L’autan, on dit de lui qu’il rend fou et dès qu’il ressurgit, car sur le plateau il revient plusieurs fois, il interrompt le geste et la parole, les disloque ou les détourne et en dépose de nouveaux. Surtout, il est irrégulier et par le chant d’une femme ou bien par l’apparition soudaine du Prince de Hombourg, il renverse, encore et encore, ceux d’entre nous qui veillaient secrètement.
Régulièrement assailli par le vent, le plateau de Par autan est d’ailleurs en constante métamorphose. Le réagencement permanent des panneaux, des objets, des planches et des costumes, enfin de la matière, semble abolir toute immobilité. Pris dans ce même tourbillon, les textes se succèdent de plus en plus vite : Dostoioveski, Kafka, Shakespeare, Walser encore, Kierkegard, Tchekov…
Emportés dans le mouvement des siècles, des langues et des images qui tournoient ensemble, nous observons que ces éléments scéniques se rencontrent et font écho. Avant les mots de Kleist, ce sont ceux de Walser et la présence d’un homme habillé noblement sur le devant de la scène qui font exister ce fameux Prince de Hombourg. Au travers de la quantité de matières et de paroles que le Radeau dépose une nouvelle fois sur la scène, notre regard se fraye un chemin et découvre des éléments qui, en se frottant les uns aux autres, composent ensemble leur logique propre.
Mais dans cet espace où tout se modifie constamment, rien n’est jamais certain et rien ne garde sa définition. Ainsi, le mot « général », qu’on entendait un peu plus tôt, dans un texte de Kierkegard comme le contraire du « singulier », réapparaît autrement, annoncé par un personnage de La Noce qui traverse le spectacle : « Écoutez, le général arrive… J’ai fini par en trouver un… Je suis sur les rotules. Un général authentique, majestueux, comme ça, vieux dans les quatre-vingts ans, je parie. C’est pas un général, c’est un tableau. ». Et alors on ne sait plus très bien ce que signifie ici le mot « général », mais il est désormais évident que posant (ou posé) sur le devant de la scène, il y a là, devant nous, en personne, un général qui compose un tableau. Comme s’il triomphait du sens, il a l’air victorieux, et les autres sur la scène, et nous même qui découvrons ce personnage qui tombe sous le sens, nous nous réjouissons de voir apparaître ce qui prend forme dans le chaos.
S’ils jouent parfois avec les mots pour en décomposer le sens, par moment, les acteurs du Radeau les jouent aussi tels qu’ils s’entendent. Il y a, dans cette manière de prendre les mots à la lettre, quelque chose d’évidemment drôle. Ainsi, lorsque Vincent Joly, avec les mots de Fritz Kocher, affirme « Vous allez rencontrer un personnage important, une sorte de Rübezahl… C’est le patron de l’endroit et vous ferez bien de lui tirer votre chapeau », on est ravi de voir, à l’unisson, l’ensemble des autres acteurs présents sur la scène, tirer leur chapeau en direction de la silhouette du pianiste dont on ne connaît pas encore le visage. Décontextualisée, cette phrase, redoublée d’un mouvement qui la surligne, s’échappe du texte pour s’inscrire autrement sur le plateau. Dans Par autan, avec beaucoup de gestes bouffons (comme ceux de cet homme, qui, au second plan, le pied en l’air, peine à se chausser) et de gaieté, le vent du Radeau porte ainsi sur scène des bribes de matières familières qu’il détourne pour donner à voir le chaos d’un monde en train de se faire. Et il me semble décidément que c’est aussi ce comique des mots et cette bouffonnerie qui nous permet d’accueillir avec enthousiasme la recomposition de nos souvenirs et la dislocation de nos certitudes.
C’est peut-être aussi grâce à ce caractère comique que finalement, lorsque cessent les bourrasques et que le spectacle, dans la douceur d’une semi-obscurité, se termine, je continue d’être secouée par les tableaux qui ont défilé devant mes yeux et qui s’entrechoquent encore dans ma tête. Il me semble alors que ce drôle de chantier que je viens de voir se poursuit, et que les acteurs, les images et les textes de Par autan continuent de troubler et de déformer les nouveaux souvenirs et les nouvelles pensées qui m’assaillent.
Image de Jean-Pierre Estournet « Par autan – Photo de répétition Fev22 »