Une vie de théâtre, Paris – Bratislava
Il est rare de pouvoir exposer directement et concrètement pour un public de non spécialistes ce que l’on pense vraiment du théâtre. Non de ses performances actuelles, mais de ce qu’il représente pour nous, pour notre vie quotidienne, notre vie « pour continuer ». Il est délicat de faire le moindre bilan de notre vie dans ou pour le théâtre. Mais on devrait tout de même se poser la question de temps en temps. Cette occasion rare m’a été donnée lors de la remise d’un doctorat honoris causa à l’université de Bratislava en Slovaquie en juin 2009. J’ai essayé de dire ce qui me lie à ce petit pays et à cet immense territoire. Comme toujours le théâtre n’était qu’un prétexte pour réfléchir sur le monde et tenter de s’y insérer.
Chers Amis,
Chère grande famille slovaque,
Je ne puis vous dire à quel point je me sens ému et reconnaissant de l’honneur qui m’est fait d’être nommé Docteur Honoris Causa de cette université. J’en remercie du fond du cœur les autorités universitaires et tous les collègues de l’école supérieure d’art dramatique et de musique de Bratislava.
Je savais que j’étais un peu slovaque, mais je n’aurais jamais pensé l’être devenu à ce point ! A votre pays, à votre culture, à votre langue me lie une déjà longue histoire qui prend les traits de plusieurs visages. Ces visages se superposent, se confondent en moi, mais au fond ce sont toujours les visages du théâtre.
Mon premier contact avec la vie culturelle slovaque passe par un visage humain. Il remonte à l’année 1967, lorsque j’ai rencontré, puis plus tard carrément épousé, celle qui ne connaissait pas alors le théâtre –pas plus que moi d’ailleurs—mais qui n’allait pas tarder à faire connaissance avec lui : Elena Zahradnikova.
Depuis cette première rencontre du visage de l’autre, je reviens régulièrement en Slovaquie, un peu comme l’assassin revient lui aussi toujours, dit-on, sur les lieux du crime—mais il s’agit d’un crime théâtral : rien n’est parfait ! J’y reviens notamment pour voir le théâtre tel qu’il se fait, tel qu’il se régénère pour survivre devant nos yeux. Même de loin, même par intermittence, j’ai toujours tenté de suivre son évolution, au rythme de ses espoirs, de ses contradictions, de ses interdictions et de ses soubresauts. Je l’ai accompagné aux heures les plus sombres de son histoire, depuis la « normalisation » après 1968 jusqu’à sa renaissance en 1989, en passant par toutes ses ruses scéniques pour tromper le censeur tout en faisant semblant d’épater le prolétaire. Je m’efforce à présent de le retrouver au moins tous les deux ans lors du festival des écoles de théâtres d’Istropolitana. J’ai l’impression—ou est-ce une illusion ?—de reconnaître l’évolution d’une société à travers les métamorphoses de son théâtre. « Dis-moi quel type de théâtre tu souhaites promouvoir et je te dirai qui tu es ! », semble dire le flâneur culturel. J’aime aller au théâtre en Slovaquie et en Europe centrale, car le rituel et l’apparat théâtral y sont encore sensibles. Aller au théâtre, chez vous, ce n’est pas une sortie banale, c’est une affirmation de la culture et du théâtre comme signe et condition d’éducation. C’est aussi une marque de respect que j’admire, tout comme j’apprécie le rituel qui nous réunit aujourd’hui.
Pour moi, le théâtre n’est donc pas un simple divertissement, une partie de plaisir vite oubliée, c’est une activité qui engage l’individu et la collectivité dans leurs fondements mêmes. Le théâtre nous met périodiquement en cause et en crise. Il nous contraint à faire retour sur nous-même. Chaque année, à Avignon, tous les deux ans à Bratislava, j’ai l’impression de me retrouver un peu et je me demande toujours alors qui, du théâtre ou de moi, a le plus changé. Tout un ensemble de facteurs objectifs et subjectifs du changement pèse sur nos frêles épaules d’observateur de la vie théâtrale. Ils nous obligent à régler en même temps tous les petits problèmes de notre existence quotidienne et toutes les grandes questions esthétiques et philosophiques, à penser toutes les choses ensemble, à faire une « tentative pour vivre dans la vérité », comme dit Vaclav Havel. Dans le meilleur des cas, cette diversité des tâches, cette multiflexibilité, selon la formule actuelle, nous évite (en principe) de devenir trop vite un Fachidiot : un spécialiste borné.
Quoique ponctuelle et inconstante, ma relation au théâtre slovaque n’a jamais été infidèle, car j’ai toujours eu le désir de suivre de près la mise en scène, de comprendre comment elle a su maintenir une haute tenue et une tradition de jeu remarquables, tout en se jouant des censures politiques ou économiques. Sa chance réside peut-être dans sa fragilité. Sa position géo-culturelle, sa place unique à la croisée des langues et des cultures slaves, germanique, mais aussi hongroise et tsigane, est une chance car il peut devenir un laboratoire pour l’Europe centrale et l’Europe tout court. S’il parvient à maintenir sa tradition de « Théâtre d’art », son professionnalisme, son amour du travail bien fait, il saura prolonger et faire fructifier les expériences postmodernes ou postdramatiques venues d’Europe occidentale et des Amériques, sans tomber dans l’imitation servile, sans sacrifier à l’usage purement décoratif et incantatoire de ces termes. Les festivals de Nitra et de Bratislava sont un modèle d’intégration de ces expériences occidentales nouvelles dans la tradition centro-européenne. Professionnalisme et amabilité, respect et fantaisie, sérieux et allégresse : on retrouve là toutes les qualités contrastées de la vie sociale slovaque.
Mais bien au-delà du visage souriant et mélancolique de la Slovaquie et de son théâtre contemporain, je me trouve confronté, ici devant vous, au visage de l’autre, dans la mesure où, pour le dire avec Emmanuel Lévinas, le visage de l’être humain qui me fait face est celui de ma rencontre avec l’autre. Mais –nous avertit Lévinas– « l’autre, l’unique, ne supporte pas le jugement, il passe d’emblée avant moi, je suis en allégeance par rapport à lui ». Or, ce visage en face de moi, nous dit encore Lévinas, c’est l’autre dont je suis responsable sans attendre de réciprocité, même si je dois mourir pour cela. Le théâtre n’est-il pas en effet cet autre-là, face à nous, pour qui l’on est prêt à donner sa vie ? Mais sommes-nous prêts à mourir pour le théâtre ? Peut-être pas, en tout cas pas au sens littéral du terme. Pourtant si l’on considère que le théâtre nous dévisage autant que nous le dévisageons, il nous faut admettre qu’il est bien le lieu par excellence où nous voyons l’autre en nous, et réciproquement, et que nous ne pouvons pas tricher avec lui, si nous voulons que l’on ne triche pas avec nous. Le théâtre nous aide à nous regarder, non pas de manière narcissique, mais en considérant l’autre en nous et nous en l’autre. Cette expérience de l’altérité, nous la faisons également avec les autres spectateurs. Leur opinion nous importe. Le public, nous dit Jean-Paul Sartre, est « avant tout une assemblée. C’est-à-dire que chaque membre du public se demande ce qu’il pense de la pièce et en même temps ce que son voisin en pense ».
Pourtant, le visage que nous renvoie le miroir théorique est beaucoup plus flou, comme s’il était devenu impossible d’y refléter l’avenir de la théorie théâtrale et comme si le théâtre était devenu indescriptible et introuvable. Derrière cette image postmoderne, je discerne encore, fort heureusement, les débuts de la sémiologie théâtrale dans la Tchécoslovaquie des années 1930. J’y reconnais tout ce que la mise en scène et sa théorie doivent à la sémiologie du Cercle linguistique de Prague, aux travaux de Mukarovsky, Honzl ou Veltrusky, que j’ai pu lire sur les conseils du regretté Miroslav Prochazka, lui-même gendre de Felix Vodicka. A Miroslav, je dois le repérage de ces textes fondateurs de la sémiologie théâtrale, qu’il ne manquait pas de me signaler, lorsque je faisais halte chez lui sur le chemin de Paris à Bratislava. Je dois aussi à l’institut d’esthétique de Nitra, notamment à Frantisek Miko et Anton Popovic, de passionnantes discussions lors de mes conférences là-bas, en 1984. Ces bases esthétiques et sémiotiques ne m’ont jamais abandonné. Aujourd’hui encore, quand pour la énième fois je dois analyser une représentation ou un texte dramatique, je m’efforce de me replacer sur ce premier niveau de la production et de l’analyse des signes. Toute phénoménologie, toute réflexion déconstructive ou postdramatique ne peuvent se passer de cette base, contrairement à ce qu’elles affirment. En ce sens, je reste fermement ancré dans la sémiotique tchécoslovaque, ce qui me donne un look archaïque qui n’est pas pour me déplaire.
A présent, soixante-dix ans après Prague, vingt-cinq ans après Nitra, les traits de la théorie, et pas seulement sémiotique, sont beaucoup plus flous. Ce n’est pas qu’elle se soit arrêtée en chemin, ou que les réflexions méthodologiques se soient taries, bien au contraire ; c’est plutôt que les notions de postmodernité, de poststructuralisme ou de postdramatique estompent ou mettent en doute les notions et les analyses dramaturgiques ou sémiotiques. La question est de savoir si l’on peut encore penser le théâtre dans le cadre des Cultural Performances (terme anglo-américain aussi intraduisible en français qu’en slovaque), si le regard anthropologique, qui se prive du regard esthétique, nous aide ou nous empêche de commenter les mises en scène. Le fait est, à lire certains collègues anglais ou américains, que la réflexion théorique est à la traîne, qu’elle est passée de mode, voire qu’elle a jeté l’éponge (et même, selon moi, qu’elle a jeté le bébé avec l’eau du bain).
Je conçois souvent mon travail au cours de ces vingt dernières années comme un rocher de Sisyphe que je dois perpétuellement remonter vers les sommets théoriques, alors qu’il serait si simple de rouler vers le bas avec lui vers les fausses profondeurs postdramatiques du scepticisme et du renoncement. Je m’accorde ces facilités seulement dans les moments de véritable création artistique que je m’octroie sans vergogne, et pour ainsi dire à titre privé. Et je n’oublie pas que c’est à la radio slovaque et à Beata Panakova que je dois ma première expérience de théâtre radiophonique. Le travail artistique me paraît d’autant plus licite maintenant que je ne suis plus chargé de faire remonter la pente théorique aux étudiants ou aux collègues en les conduisant vers les sommets de notre art. Toutefois, la rigueur théorique, même dans la production d’oeuvres d’art, m’apparaît toujours aussi nécessaire et indispensable à la formation des artistes comme des enseignants. Création théorique et création théâtrale ne sont pas nécessairement antithétiques. Et le plus souvent elles vont de pair.
Quel sera le visage de la théorie et du théâtre en Slovaquie dans un an, dans dix ans, dans cinquante ans ? Nul ne le sait, et moi moins que quiconque. Il m’aura suffi d’être un maillon dans la chaîne des spectateurs et peut-être aussi dans la chaîne, moins solide, des théoriciens franco-slovaques… Et c’est de cela que pour l’instant je me contente—je veux dire : dont je suis content. Je suis particulièrement heureux de percevoir le visage net et précis, vif et réfléchi, fidèle mais engagé, de mes différents traducteurs. Qu’il me soit permis de leur exprimer publiquement ma reconnaissance : à Milos Mistrik, Sona Simkova, Elena Flaskova, Martina Simova, Maria Krasnohorska, Lydia Magerciakova, Darina Petkova, Ingrid Hrubanicova.
Notre visage n’a de sens que si l’autre n’est là que pour s’y réfléchir. Une théorie n’a de portée que si elle est appliquée par d’autres et dans des contextes différents. Une langue n’élargit son audience que si elle est traduisible en d’autres langues, pour d’autres lecteurs qui voyaient les choses probablement différemment.
Monsieur le Recteur, Mesdames et Messieurs, l’honneur qui m’est fait aujourd’hui, rejaillit sur toute une génération de théâtrologues, et, à travers eux, d’artistes et de créateurs, une génération qui n’a pas cessé de vouloir comprendre et servir le théâtre, chacun à sa manière. C’est donc aussi en leur nom et sous leur mille visages que j’accepte cet hommage avec gratitude.
Face à la recherche, à la création théâtrale et maintenant à cette distinction honorifique, je me trouve un peu comme le metteur en scène (vu par Copeau) face à l’œuvre dramatique qu’il doit monter :
« son rôle n’est pas de dire :’qu’est-ce que je vais en faire ?’, son rôle est de dire :’qu’est-ce qu’elle va faire de moi ?’ »
Qu’est-ce que le théâtre va faire de nous ?
Laissons nous surprendre par les mille visages du théâtre !
Jeho uloha nie je povedat : ‘Co s tym urobim, jeho uloha je povedat’ : co to urobi so mnou ‘.
Co urobi divadlo s nami ?
Nechajme sa prekvapit jeho tisicimi tvarami !’