Dans les prisons syriennes et au-delà
Untitled
– mis en scène par Omar Abi Azar, du collectif Zoukak,
issu d’un atelier conduit avec d’anciens détenus politiques syriens.
Clôture du Festival Sidewalks 2018 – le 11 novembre 2018 au Zoukak Studio,
Beyrouth, Liban
Au nord de Beyrouth, dans le quartier des Ports à l’ouest de Karantina, un minuscule immeuble est le repère du collectif Zoukak. Créé en 2006 au moment du dernier conflit avec Israël, Zoukak tâche de lier pratiques théâtrales et engagement socio-politique : des spectacles, des ateliers, des rencontres travaillent autour et avec la mémoire traumatisée des réfugiés palestiniens et syriens, des femmes victimes de violence ou d’enfants orphelins. « Théâtre d’intervention en situation d’urgence », « approche thérapeutique des drames de l’histoire », « action sociale engagée », Zoukak s’invente dans un contexte sans cesse mouvant, travaillé par des brisures que le collectif tâche, si ce n’est de réparer, au moins de rendre visibles. Au risque aussi de troubler les frontières entre artistes et travailleurs sociaux ? Au risque aussi des illusions sur le travail de l’art ?… Ce 11 novembre, le festival Zoukak Sidewalks s’achevait par la présentation du spectacle Untitled, travail réalisé avec sept anciens détenus politiques en Syrie. Entre catharsis politique et atelier documentaire, les pièges sont nombreux qui feraient de ce spectacle un pur témoignage donnant l’illusion de soigner (et d’en finir avec) une histoire en la racontant. Mais la force d’un tel spectacle tient précisant à faire de ses pièges sa matière, et presque l’objet du travail. L’art comme thérapie sociale ? Scène du post-traumatique ? Ou pratique politique qui, en accordant toute sa place à la maladresse, cherche à interroger ce que peut l’art face aux désastres de l’Histoire, et ce qu’il ne peut pas ? Manière de fabriquer du théâtre contre lui-même aussi, avec dignité et courage.
Le studio théâtre de la Zoukak Compagnie, près de la Corniche du fleuve, est si plein de monde qu’on peine à respirer : est-ce la clôture du festival, le cocktail offert, ou la curiosité du spectacle de ce soir ? Déjà, le trouble, un malaise aussi : entre nous et les témoignages des tortures subies par les prisonniers politiques syriens, il y aurait donc fatalement les verres de vin, les bises qui claquent, l’éclatante joie de la jeunesse beyrouthine venue ici passer une bonne soirée. Sans doute cette mondanité affichée est-elle déjà tout un spectacle qu’il faudrait regarder, de loin, comme tel – et que le spectacle tiendrait lui-même à distance l’effondrement imminent d’une société ingouvernée et sur la brèche des guerres ? Réflexe de survie ou illusion coupable ? Fuite en avant ? Il y aurait pourtant un autre théâtre, une autre leçon. Pour rejoindre la parole vraie d’un théâtre politique, peut-être faut-il traverser les vanités des socialités bourgeoises ? On sait d’emblée, en tous cas, qu’ici le théâtre est le prétexte à se retrouver. Pour le pire et le meilleur ?
Dans la minuscule salle de spectacle, Omar Abi Azar, le metteur en scène, tient à nous dire un mot. Traduite en anglais par le co-metteur en scène, Junaid Sarrieldeen, la parole se veut ici aussi sincère que joyeuse. Le spectacle auquel on va assister n’en est pas un, plutôt le fruit d’un atelier mené avec sept anciens détenus syriens, et on devine qu’il s’agit en fait davantage que cela. Alors que près de 1,5 million de réfugiés syriens ont trouvé refuge au Liban — dont les infrastructures déjà fragiles sont celles d’un pays de 4 millions d’habitants —, le théâtre voudrait ici faire la preuve par l’exemple de cet accueil, de l’écoute de cette parole, et de la solidarité qu’elle produit.
Sur le plateau, tous les signes de l’accueil entre les peuples de Méditerranée sont disposés : une simple table, des verres de vin, du pain. L’un après l’autre ils viennent sur le plateau, lâchant dans un sourire : « c’est ici la cour martiale ? » On y est. Le théâtre comme lieu du procès, mais renversé : et par le rire, il s’agira moins de réclamer justice que de mettre en accusation les conditions de détention inhumaines, et de témoigner du crime commis sur eux. Cour martial, où ce qui est jugé, c’est la guerre sur les corps, et retourné, le jugement des bourreaux par le cri des victimes.
Et d’emblée, on pressent toute l’intelligence d’un travail qui dira surtout les conditions de sa fabrique : intelligence qui sait donner tout le prix aux maladresses aussi, aux fragilités. Depuis la cour martiale à la scène, ce qui se lève, c’est le lieu où on est pour le dire. Alors, la parole commence à circuler, et chacun l’un après l’autre — procédé qui sera celui de tout le spectacle — décrira son lieu de détention. On se souvient du début du Mariage de Figaro, où le personnage mesure la chambre, la scène. Ici, la cellule mesure quelques mètres où s’entasse une dizaine de détenus. Les sept prisonniers décrivent chacun une prison différente : l’un a été incarcéré à Palmyre, l’autre à Saidnaya, un autre encore à Rakka… On entend à chaque fois les nuances pour dire la cellule – deux mètres, trois mètres, un peu plus, un peu moins –, celles qui décrivent les ouvertures minces par où l’air entre ici, ou là. Nuances ? Ou distinction essentielle dans un monde si réduit que tout est considérablement décisif. Dès lors, dans ce souci accordé à décrire le mieux possible ces cellules, se donne à entendre une parole de survie qui travaille à rendre visible le monde qui reste, d’autant plus puissant qu’il est réduit. Épuiser la réalité quand la réalité du monde tient dans quelques mètres : et éprouver par là la liberté qui reste, qui tient peut-être à un pas, quelques centimètres où faire un geste.
Évidemment, la description du lieu ne peut que renvoyer au théâtre : faire loger dans quelques mètres toute une vie, n’est-ce pas la fonction même de la scène ? Les lieux se renversent : et l’espace réduit du plateau sert à évoquer l’espace de la cellule, mais justement par son envers : la réduction y est, ici, l’espace absolu et potentiellement infini, parce que vide, de tous les espaces possibles, y compris la prison.
Quand la description des lieux s’achève, comme pris de vertige, le spectacle revient sur lui-même et les mots pour le dire. Patiemment, on prend soin de nous expliquer leur vocabulaire. Ce que veut dire être de nuit (pour guetter les arrivées intempestives du gardien), ou ces mots qui désignent singulièrement l’ouverture sur les murs, les tortures, les horaires… Si la prison est un autre monde, c’est aussi un autre langage. Ou plutôt : comme autre monde, il possède aussi son langage.
Espace et langue immanents, le réel qui se dresse devant nous comme contre-monde porte tous les stigmates d’une scène. Cette scène nous est ainsi racontée dans son quotidien banal et sordide : brimades, tortures, organisation de la peur… Mais ces horreurs nous sont racontées aussi depuis les stratégies fomentées pour les contourner, ou au moins ruser avec elles et rendre cette vie vivable, vivante encore. Ainsi des réserves de nourriture qu’on fait en secret pour célébrer l’anniversaire d’un codétenu.
Nouvelle interruption : dans ce déploiement de l’espace, de la langue et désormais de la scène carcérale, le risque est de faire du théâtre une prison, une prison qui répèterait théâtralement la prison, la rejouerait dans son espace clos… Comment s’en sortir ? Soudain, en silence, et pendant de longues minutes, commence la chorégraphie des gestes : s’allonger, dormir serrés les uns contre les autres, boire, se laver, prier, se battre, s’ennuyer, chercher du repos, s’étirer… Gestes mécaniques et devenus naturels, gestes inscrits désormais dans leur corps, gestes qui leur sont propres. Gestes qui relèvent d’une technique des corps. S’ils ne sont pas acteurs, ils font ici la preuve d’une maîtrise d’une syntaxe corporelle que leur a attribuée, à leur corps défendant, le quotidien en prison. Et quand ils sont libérés de ce quotidien, le corps demeure une mémoire : dès lors, quand cette mémoire est activée en dehors de la prison, il s’agit moins de retourner en prison, que de retourner sur elle les signes qui la désignent, et qui témoignent – plus sûrement que des mots – de leur délivrance. Délivrer des gestes depuis la délivrance des corps, tel est, durant ce silence étal le travail à l’œuvre qui retourne le théâtre sur lui-même.
Car ici, ces hommes jouent leur propre rôle : mais quel rôle ? De prisonnier, ou de détenus sortis de prison ? D’acteurs jouant aux prisonniers qu’ils étaient ? D’hommes qui demeureront pour toujours d’anciens détenus ? Ainsi s’élabore, sans rien d’autre que leur corps, sur le plateau nu d’un théâtre minuscule, le spectaculaire d’une réflexion sur la nature d’un acteur, sa technique, les gestes qu’on demande de faire en absence de tout ce qu’il leur donnait un contenu en prison (on se verse ici de l’eau sans eau, on s’appuie sur des murs invisibles…) Gestes fantômes : fantômes de geste, jouant avec les fantômes comme autant de partenaires invisibles. Gestes qu’ils s’appliquent à exécuter comme un kata, et comme une peine : sur le mince fil qui sépare geste de l’aliénation et libération par les gestes…
On comprend pourquoi, immédiatement après cette longue et belle séquence silencieuse, il faut s’évader : s’évader du théâtre. Alors, on sort de la clôture de la scène, on vient briser la frontalité pour enfin donner à voir ce théâtre comme ce qu’il est : un espace clos. On monte dans les gradins, et on partage le pain (celui de l’anniversaire…) avec les spectateurs. Est-ce que nous devenons, nous, spectateurs, codétenus de la fable qu’on nous raconte ? Ou est-ce par là que les détenus sortent de l’espace ludique pour devenir des hommes de l’espace (public), qui peuvent manger la même nourriture, partager le même espace (sensible) et le même temps ?
Depuis les gradins, se donne alors le récit de ce qui a été perdu : les plus belles années. Ces prisonniers politiques ont été détenus en Syrie pendant dix ou quinze ans. Ils avaient entre vingt et trente-cinq ans : ce qu’on leur a pris, ce sont ces années-là, que la liberté d’aujourd’hui ne leur rendra jamais. Récit de ce qui manque, que rien ne viendra combler : que le théâtre ne pourra que dire, et fouiller comme une blessure comme pour la raviver.
Mais on ne peut pas raconter : c’est impossible. Que faudrait-il faire : montrer ? C’est l’autre écueil : la tautologie du témoignage qui ne peut témoigner que de ce témoignage…
De retour sur le plateau, l’un des acteurs souligne l’écueil. Raconter ne produit rien d’autre que des mots : la fantasme de s’en libérer quand ils ne cessent pas de se heurter dans la prison des corps et des souvenirs. Colère immense et digne de l’un des hommes, à laquelle ne peuvent répondre que les vains appels au calme de l’autre. Comment garder le calme ? Comme on garde un prisonnier ?
Il faudrait montrer, dit-il. Montrer quoi ? Les traces de tortures ? Les cigarettes écrasées sur le cou ? Mais l’un dit qu’il a eu les intestins broyés et emmêlés : comment le montrer ? Échec du théâtre à montrer ce qui est intérieur, à l’intérieur du corps et dans l’esprit. Immense sentiment de violence : éclats de voix, colère : sur le plateau, c’est contre le théâtre que se porte la colère. Ici, on ne fait que dire, et rien ne passe dans les mots.
On ne résoudra pas cette impasse : mais en la nommant, on travaillera au moins ce théâtre comme limites, seuils entre l’aliénation et la libération — et non comme illusoire et idyllique espace de la liberté. C’est en montrant ces limites que le théâtre ici pétrit sa propre matière pour se révéler digne de sa tâche.
Ainsi, on perçoit combien il s’agit moins d’évoquer la trajectoire inatteignable de ces hommes – destins proprement impartageables, littéralement inouïs parce qu’indicibles, invisibles parce qu’impossibles à montrer – que de fabriquer du théâtre par le théâtre, et rendre préhensibles ces impartageables et ces invisibles. Vers la fin du spectacle, l’un de ces hommes justifiera le titre : « Untitled », parce qu’il n’y a pas de mot pour cela.
On devine dès lors pourquoi le spectacle avait commencé par revenir sur l’espace et les mots, sur les gestes et les récits : ici, on ne pourra dire que cela, que le théâtre échoue à représenter, mais cet échec de la représentation ouvre une brèche dans l’expérience, celle qui dévisagerait l’horreur, permettrait de ne pas s’en tenir quitte par le désir vain de dresser sa pure image ou sa seule diction.
Finalement, le spectacle voudrait s’arracher à la colère et au sordide. Et comme un passage obligé, il évoquerait nécessairement les bons moments. Le témoignage de nouveau se met en crise et en accusation : théâtre qui ne cesse pas d’interroger ses propres ressorts pour mieux les mettre en accusation, et se produire ainsi. Évidemment, dans cet anti-témoignage où chacun racontera ces joies de la prison, on n’échappe pas à une sorte de happy end à usage cathartique., où le rire servirait d’épurement des comptes, avec le risque limite de confondre humanisme et humanité. Avec l’ultime écueil d’un retour du refoulé socio-culturel, où l’art serait mis au service de l’expression des douleurs pour s’en débarrasser par le sourire.
In extremis, le risque est de nouveau évité — traversé, en fait. Car les meilleurs moments de la prison, c’est toujours la sortie de prison. Manière de dire que la prison ne sera jamais l’espace d’une résolution. Chacun de raconter ainsi les retrouvailles avec la famille. La joie de découvrir les proches vivants encore : et même, quelques années plus tard, d’être là à leur mort.
Le finale est le contraire d’une catharsis : aucune purgation qui nettoierait une plaie. « Ni temps passé ni les amours reviennent » après les jours perdus, et les nuits d’enfer. Seul demeure le « je demeure » des survivants ; demeure qu’a fabriqué le théâtre dans le temps fragile et provisoire concédé à la vie. Demeure, comme une cellule ouverte, une maison traversée par les cris des sergents, les bruits assourdissants encore des portes grinçantes : demeure comme ce qui reste, que le théâtre aura levé en dépit de lui-même, malgré les pièges de la représentation et de la cérémonie sociale, et même avec ces pièges.
Quand en sortant du théâtre, fuyant les mondanités de nouveau (avec la crainte qu’elles ne soient le véritable sens de ce spectacle…), on marche dans Beyrouth en ruine et en construction — sans qu’on sache ce qui tient de l’une et de l’autre —, évidemment qu’on marche dans l’allégorie de ce monde. Alors le témoignage de ces hommes témoigne aussi contre le théâtre, ses prétendus pouvoirs. Spectacle qui dit ce que le théâtre ne peut pas, ne pourra jamais. Par exemple libérer des hommes, gagner des combats. Mais qui fabriquera aussi sa possibilité : lever des corps, soulever des récits capables de dévisager le monde. Témoignage qui ne cède ainsi pas à la tentation de porter plainte comme on porterait un drapeau dans le champ de bataille en espérant qu’il tire des vrais coups. Le passé que ces hommes rapportent de leur vie serait plutôt parole vive pour aujourd’hui, pièce à apporter au procès tenu contre ce monde dressant des murs et des hommes comme des chiens. Théâtre serait cela qui rendrait visibles ces murs et invisible leur réalité de chair, possible la parole des corps sortis d’eux, et impossible le monde après eux.