Avril 2015
Un théâtre sans convention n’a pas d’espoir. La convention c’est cette pure entrée dans l’imaginaire, sans les antichambres de l’intelligence, les salons mondains de l’élégance, etc. Le public populaire se saisit toujours plus vite d’une convention que le public savant (lequel voudrait inlassablement de la vraisemblance, de la logique psychologique, de la profondeur, de la dialectique, du parlé vrai, tout ce qui tente de se soustraite à l’architecture des conventions théâtrales).
Le public enfantin des guignols joue avec les conventions du genre comme peu de critiques savent le faire. Car il s’agit non pas de juger l’œuvre, mais de jouer avec, de se jouer, de faire jouer son imaginaire, d’utiliser les conventions théâtrales pour animer son jardin intérieur.
Olivier Py, Les Mille et une définitions du théâtre, Actes Sud, 2013. Vous analyserez et discuterez ces propos en vous appuyant sur des exemples précis empruntés à votre culture théâtrale.
Les insultes, c’est tous les jours évidemment : la publicité détourne des œuvres qui en mutilent les forces en laquelle on voudrait puiser, mais on s’habitue (comme on s’habitue sur les murs des villes à ces immenses affiches qui disent la mesure d’une débâcle, et l’arasement des nos imaginaires soumis définitivement à la pauvreté de sa consommation) ; les politiques sont conduites depuis trente ans selon le critère quasi unique de réduction des déficits, et puisque la pensée comme l’art, et singulièrement sur l’art, ne produit rien de mesurable en terme de PIB, elle n’est pas même un investissement sûr ; la période de désert dont parlait Deleuze dure maintenant depuis une génération.
Mais il y a des insultes qu’on reçoit avec plus de violence.
Qu’un poète travaille à déployer sa langue sur les territoires qu’il désire, et que son désir l’emporte aux jeux de mots les plus inoffensifs, tient à son caprice – relève de sa plus insigne faculté à poser son regard sur ce qui lui chante. Qu’il récuse à la pensée la possibilité de penser l’art, lui prêtant la lourdeur empesée de ses propres aveuglements, bien lui fasse. On ne sait pas très bien, dans ces généralités, si ce public savant dont il parle existe et s’il n’a jamais existé que dans le fantasme de poètes qui les font advenir dans leur imagination seulement pour s’en tenir à distance. Peu importe.
Mais qu’à des étudiants, on livre ces propos à l’analyse et à la discussion, et qu’elles soient elles-mêmes évaluées, qu’à la mesure de cette pensée, on délivre ou non l’aptitude à l’enseignement, c’est une insulte qui ne passe pas.
Il y a cette pensée – cette rumeur, comme d’un implicite qui a force de valeur, et de loi – qui dirait : au savoir de la pensée s’attachent les cadavres de La Princesse de Clèves et des langues pas assez mortes, qu’il faut enterrer plus profonds dans l’oubli maintenant qu’il est avéré que ces cadavres n’ont aucun pouvoir d’achat.
On le sait bien, cette guerre contre l’intelligence a pris de la vigueur avec la Crise – on jurerait que la Crise fut aussi inventée pour justifier la menée de telles guerres. Certains artistes eux-mêmes en sont les complices les plus aveuglés. Quoi ? Il y aurait donc d’une part ceux qui créent, et qui savent, puisqu’ils possèdent le non-savoir de la preuve, celle de l’œuvre. Et de l’autre côté, des penseurs qui ne comprennent rien parce qu’ils ne recherchent que la reconnaissance d’un savoir conventionnel qu’ils auraient eux même construit artificiellement dans leurs livres. Au milieu, les Gens, juges de paix, savent bien dans leur cœur – qui ne ment pas – que la pensée trompe la chair.
On voit bien la généalogie de ces délires. L’héritage (culpabilisant) de la foi : la pensée est le diable, qui cherche et discute, qui tente de trouver les espaces de résistance où quelque chose s’arrête, ou quelque chose s’accélère, des territoires où le temps s’invente une qualité autre et où s’intercepte les forces du réel. La foi voudrait l’immédiateté de l’adhésion, la soumission à la magie de l’art qui transcende, qui arrache l’être à son corps pour le livrer à la contemplation irradiante de la Forme. Mais la pensée diabolique gâche tout. Thank you Satan
Ainsi, qu’on vienne pour dans le Verbe faire le procès du Verbe, et nous sommes écartés du monde des vivants. Fariboles universitaires, nous lance-t-on. Qu’on réclame à la pensée sa part charnelle, et même entièrement érotique d’une langue vibrante dans le corps qui vient la parler dans la bouche du monde, et nous sommes évacués de la scène esthétique et politique. Dialectique inlassablement stérile, nous crache-t-on.
On ne renonce pas pourtant à faire ce pari : évitant de confondre la pensée critique avec le jugement (moral) (de Dieu), les publics avec les Gens, les règles de l’art avec la convention, mais tâchant de lier dans l’écriture la pensée mouvante et le savoir peu sûr de lui-même, nous possédons du moins la force d’avancer dans la forêt des signes, avec ces armes qui sont les nôtres – et qu’on ne baissera pas.
« Ivre, plus ivre (…) d’avoir renié l’ivresse… Ivre, plus ivre, d’habiter/La mésintelligence. » écrivait Saint-John Perse. C’est que la pensée sait être mésintelligente, aussi : qu’elle est traversée de cette ivresse du corps qu’elle met en branle. « Écrire, disait Delezue, c’est un flux parmi d’autres, et qui n’a aucun privilège par rapport aux autres et qui entre dans des rapports de courant, de contre-courant, de remous avec d’autres flux, flux de merde, de sperme, de parole, d’action, d’érotisme, de monnaie, de politique, etc. »
Permettez que ce flux, certains d’entre nous en disposent comme de nos corps, dans la pensée articulée en défi à la scène (en témoigne le dernier Théâtre / Public : comment pense le théâtre) – et qu’à l’insulte, on réponde par ces flux de merde, sperme, parole, action, érotisme. Qu’à cette élégance mondaine dont vous nous croyez affublés, on vous livre la folie de l’idiot, de Flaubert à Dostoievski, qui savent, eux, que la pensée n’est pas séparée du corps, et que le corps n’est pas le privilège de ceux qui sont dépourvus de pensée. Que la pensée sait être bête : nous possédons aussi le cri des chiens pour nous dispenser de la bêtise des hommes. Que dans la pensée critique, nous désirons déposer la résistance au temps comme il est, et va ; et nous disposons d’armes qu’on forge à mains nues sur la pensée d’une langue défaillante, fébrile, fragile : et sur cette défaillance là nous adossons nos vies. Qu’au jardin intérieur du public enfantin, critiques, nous préfèrons la jungle extérieure des villes ; et puisqu’il est entendu qu’on ne sait pas faire, acceptez du moins qu’on mette à l’épreuve ce non-savoir-faire dans les rues d’Avignon, cet été qui s’annonce déjà brûlant, avec toute la sauvagerie de nos corps livrés à nos langues pensantes, branlantes, dépensantes, impensées.
Insensément vôtre.