Mars 2015
« Il y a crise quand le vieux monde ne veut pas mourir et que le nouveau ne peut pas naître » — écrivait Gramsci (mort en 1937) dans une phrase qu’on dirait ciselée pour le présent de toutes les générations. La nôtre n’y déroge pas : et pire – la crise paraît lui tenir lieu d’Histoire, ou d’alibi. En moins de dix ans, à la crise financière ont succédé toutes les crises du monde réel, comme un cortège de morts-vivants aveugles et déterminés : crise économique et crise politique, crise sociale et crise morale, crise esthétique et crise intellectuelle, crise du prix du pétrôle, crise du post-post-humanisme, crise de la joie et de la faiblesse, crise du personnage et de fiction, crise du silence pourquoi pas, crise des terreurs nocturnes, crise de la crise, crise qui n’en peut mais, et n’en finit pas : crise qui ne cesse pas de commencer de mourir, qui n’en finit pas de ne pas arriver à finir encore, et autres foirades. Il faudrait cesser de parler de crise et nommer l’Histoire pour ce qu’elle est, finalement : ce qui dans la naissance meurt enfin, mais résiste.
La crise du capitalisme est un leurre : il n’y a partout qu’un capitalisme de la crise, crise qui est devenue la condition même de la survie du capitalisme, son état nécessaire pour qu’elle lui fournisse l’occasion de figer la situation et geler l’Histoire à son profit – elle est son propre remède, qui exige donc sa maladie. Un devenir sans processus. Une stase. Cela fait maintenant trente ans qu’on le sait, qu’on y assiste comme aux convulsions d’un corps dont on ne sait plus s’il est remué de sanglots ou de spasmes.
Puis, ce monde post-lui-même semble traversé d’une autre Crise : celle du Nouveau. Prime à l’inédit, qui semble d’emblée Supérieur, puisqu’il n’a pas servi – pas encore été usé par l’Histoire. Les Forces Réactionnaires peuvent ainsi se parer des attributs du Nouveau : personne pour voir la contradiction. Au Nouveau semble attacher la grâce d’une curiosité médiatique : quinze minutes de gloire pour l’inconnu. (Les formes nouvelles réclament des inventions d’inconnu – que la parole du poète est loin). Et vite, on passe à autre chose, de plus nouveau. Il faudrait pourtant prendre le temps d’en finir avec ces pensées d’Apocalypse, qui annonce toujours que ce qui arrive, mesdames messieurs, vous ne perdez rien pour attendre (vous perdez tout, et vous attendez encore).
Ce monde hystérisé, hypermédiatisé, où la crise sert de maître-mot et d’écran pour nous empêcher de le penser, strié d’images devenues sa propre légende qui s’écrit dans les bandeaux des chaines d’infos continues, défilant en passant et en temps réel traversé de son propre flux qui aurait pu construire sa mémoire, mais qui ne bâtit que son oubli, couches d’informations qui sont l’épaisseur d’un temps sans histoire : comment ne pas le récuser, tout ensemble, et définivitement ? Et pourtant, dans cette extrême secousse, éclaircie d’irréalité, apercevoir « dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel », écrivait Artaud (mort en 1948).
Ces morceaux que le néo-libéralisme ne parvient à mâcher ni à recracher, ce sont peut-être, pourquoi pas, dérisoires et essentiels, quelques textes et quelques corps qui les portent, qui répondent au monde comme ils répondent du monde :
L’humanisme ne se manifeste plus qu’en tant que terrorisme, le cocktail Molotov est le dernier événement bourgeois. Que reste-t-il ? Des textes solitaires en attente d’histoire. Et la mémoire trouée, la sagesse craquelée des masses menacées d’oubli immédiat. Sur un terrain où la leçon est si profondément enfouie et qui en outre est miné, il faut parfois mettre la tête dans le sable (boue pierre) pour voir plus avant. Les taupes ou le défaitisme constructif.
En attente d’histoire, écrivait Heiner Müller (mort en 1995) – et l’histoire n’attend pas. Comment percevoir les cris de l’enfant qui naît sous les râles du vieillard qui se meurt ? C’est le drame d’Intérieur et de L’Intruse joués en même temps sur toutes les scènes du monde (vous ignorez ces drames ? lisez-les), et tout le monde pour voir cela, personne pour se lever et hurler ou rire – mais discuter à l’infini des termes d’un contrat illisible qui voudrait garantir que l’Histoire est morte et enterrée et décomposée –, c’est là peut-être le plus incompréhensible : « Ils croient que rien n’arrivera parce qu’ils ont fermé la porte, et ils ne savent pas qu’il arrive toujours quelque chose dans les âmes et que le monde ne finit pas aux portes des maisons. » écrivait Maeterlinck (mort en 1949).
Dans la vieille maison comme au-dehors où l’aventure se joue encore, où l’Histoire ne s’est pas achevée par ce qu’en nous elle est ce que les surréalistes appelaient l’amour, une beauté convulsive et secrète, féroce, intraitable : notre temps, c’est le monde intermédiaire où quelque chose va avoir lieu, le battement, la déchirure qui relie et brise – c’est en France, à la fois une atmosphère de fin de règne déjà et de veillée d’armes ; ce sont dans le Monde des insurrections prêtes à prendre le relais de printemps échoués sur l’hiver des glaciations aux coups d’état permanents ; pour beaucoup, ni Dieu ni Maître, mais les deux à la fois, confondus et sans visage, et il y a des hommes cependant pour se poser entre ces dieux et ces maîtres. Des statues sont brisées dans des musées, ou des touristes dans ces musées ; des drapeaux sont déchirés, et des caricatures qui deviennent immédiatement des drapeaux. Dans ce maelström : partout, ce sentiment qu’on est avant.
On est juste avant. Avant quoi, on ne sait pas. Avant des élections, avant des grandes marées, avant le lendemain, avant que le jour ne se lève ou que la nuit tombe, avant le changement et avant que rien ne bouge, avant un remaniement et avant que la ville change les arbres de la rue de Rome, avant la maladie, avant la veille de notre mort, pas au-delà ; mais avant. Aujourd’hui, c’est l’équinoxe : l’équilibre avant la chute. Dans quelques jours, le programme du Festival d’Avignon – quelques textes en attente d’histoire, encore. Et des corps qui déjà se préparent à dire les mots qu’il faudra, et les mots insuffisants qui consternent, les mots pleins de honte ou les mots dans la rage, les mots dans la tendresse et les mots dans la peine, les mots nuls et non advenus, et les mots essentiels, les mots qui diront la mort, et d’autres la naissance, peut-être. Pour l’heure, nous sommes avant ; nous nous organisons, nous amassons des forces et nous sommes prêts.