Printemps 2019 #2
Comité invisible, Maintenant (La Fabrique, 2017, p. 141-146) :
« La manœuvre de la société libérale, au moment où elle ne peut plus cacher son implosion, c’est d’entreprendre de sauver la nature particulière, et particulièrement peu ragoûtante, des rapports qui la constituent en se dupliquant à l’infini en un pullulement de mille petites sociétés : les collectifs. Les collectifs en tout genre – de citoyens, d’habitants, de travail, de quartier, d’activistes, d’associations, d’artistes – sont l’avenir du social. On adhère là aussi comme individu, sur une base égalitaire, autour d’un intérêt, et on est libre de les quitter quand on veut. Si bien qu’ils partagent avec le social sa texture molle et ectoplasmique. Ils ont l’air d’être simplement une réalité floue, mais ce flou est leur marque distinctive. La troupe de théâtre, le séminaire, le groupe de rock, l’équipe de rugby, sont des formes collectives. Ils sont agencement d’une multiplicité d’hétérogènes. Ils contiennent des humains distribués à différentes positions, à différentes tâches, qui dessinent une configuration particulière, avec des distances, des espacements, un rythme. Et ils contiennent aussi toutes sortes de non-humains – des lieux, des instruments, du matériel, des rituels, des cris, des ritournelles. C’est cela qui en fait des formes, des formes déterminées. Mais ce qui caractérise ‟le collectif” en tant que tel, c’est justement qu’il est informe. Et ce jusque dans son formalisme. Le formalisme, qui se veut un remède à son absence de forme, n’en est qu’un masque ou une ruse, et généralement temporaire. Il suffit de faire acte d’appartenance au collectif et d’y être accepté pour en faire partie au même titre que tout autre. L’égalité et l’horizontalité postulées rendent au fond toute singularité affirmée scandaleuse ou insignifiante, et font d’une jalousie diffuse sa tonalité affective fondamentale. Ce ne sont donc, par contre-coup, qu’ambitions inavouées, agitations en coulisse, racontars ridicules. Les médiocres trouvent là un opium grâce auquel oublier leur sentiment d’insuffisance. La tyrannie propre aux collectifs est celle de l’absence de structure. C’est pourquoi ils ont tendance à se répandre partout. Quand on est vraiment cool, de nos jours, on ne fait pas juste un groupe de musique, on fait un ‟collectif de musiciens”. Idem pour les artistes contemporains et leurs ‟collectifs artistiques”. Et puisque la sphère de l’art anticipe si souvent ce qui va se généraliser comme la condition économique de tous, on ne s’étonnera pas d’entendre un chercheur en management et ‟spécialiste de l’activité collective” décrire cette évolution : ‟Auparavant, on considérait l’équipe comme une entité statique où chacun avait son rôle et son objectif. On parlait alors d’équipe de production, d’intervention, de décision. Désormais, l’équipe est une entité en mouvement car les individus qui la composent changent de rôles pour s’adapter à leur environnement, qui est lui aussi changeant. L’équipe est aujourd’hui considérée comme un processus dynamique.” Quel salarié des ‟métiers innovants” ignore encore ce que signifie la tyrannie de l’absence de structure ? Ainsi se réalise la parfaite fusion entre exploitation et auto-exploitation. Si toute entreprise n’est pas encore un collectif, les collectifs sont d’ores et déjà des entreprises – des entreprises qui ne produisent pour la plupart rien, rien d’autre qu’elles-mêmes. De même qu’une constellation de collectifs pourrait bien prendre la relève de la vieille société, il est à craindre que le socialisme ne se survive comme socialisme des collectifs, des petits groupes de gens qui se forcent à ‟vivre ensemble”, c’est-à-dire : à faire société. Nulle part on ne parle autant du ‟vivre-ensemble” que là où tout le monde, au fond, s’entre-déteste et où personne ne sait vivre. ‟Contre l’uberisation de la vie, les collectifs”, titrait récemment un journaliste. Les auto-entrepreneurs aussi ont besoin d’oasis contre le désert néo-libéral. Mais les oasis, à leur tour, sont anéanties : ceux qui y cherchent refuge amènent avec eux le sable du désert.
Plus la ‟société” se désagrégera, plus grandira l’attraction des collectifs. Ils en figureront une fausse sortie. Cet attrape-nigaud fonctionne d’autant mieux que l’individu atomisé éprouve durement l’aberration et la misère de son existence. Les collectifs ont vocation à réagréger ceux que rejette ce monde, ou qui le rejettent. Ils peuvent même promettre une parodie de ‟communisme”, qui inévitablement finit par décevoir et faire grossir la masse des dégoûtés de tout. La fausse antinomie que forment ensemble individu et collectif n’est pourtant pas difficile à démasquer : toutes les tares que le collectif a coutume de prêter si généreusement à l’individu – l’égoïsme, le narcissisme, la mythomanie, l’orgueil, la jalousie, la possessivité, le calcul, le fantasme de toute-puissance, l’intérêt, le mensonge –, se retrouvent en pire, en plus caricatural et inattaquable dans les collectifs. Jamais un individu ne parviendra à être aussi possessif, narcissique, égoïste, jaloux, de mauvaise foi et à croire à ses propres balivernes que le peut un collectif. Ceux qui disent ‟la France”, ‟le prolétariat”, ‟la société” ou ‟le collectif” en papillotant des yeux, quiconque a l’ouïe fine ne peut qu’entendre qu’ils ne cessent de dire ‟Moi ! Moi ! Moi !”. Pour construire quelque chose de collectivement puissant, il faut commencer par renoncer aux collectifs et à tout ce qu’ils charrient de désastreuse extériorité à soi, au monde et aux autres. Heiner Müller allait plus loin : ‟Ce qu’offre le capitalisme vise des ensembles collectifs mais c’est formulé de telle manière que ça les fait éclater. Ce qu’offre en revanche le communisme, c’est la solitude absolue. Le capitalisme n’offre jamais la solitude mais toujours seule- ment la mise en commun. Mc Donald est l’offre absolue de la collectivité. On est assis partout dans le monde dans le même local ; on bouffe la même merde et tous sont contents. Car chez Mc Donald ils sont un collectif. Même les visages dans les restaurants Mc Donald deviennent de plus en plus semblables. […] Il y a le cliché du communisme comme collectivisation. Pas du tout ; le capitalisme, c’est la collectivisation […] Le communisme, c’est l’abandon de l’homme à sa solitude. Devant votre miroir le communisme ne vous donne rien. C’est sa supériorité. L’individu est réduit à son existence propre. Le capitalisme peut toujours vous donner quelque chose, dans la mesure où il éloigne les gens d’eux-mêmes” (Fautes d’impression). »